MuseumsQuartier, Halle E, 28 février
Afin de pénétrer dans l’imprenable Babylone, Cyrus le Grand fit détourner le cours de l’Euphrate. Dans cet épisode accomplissant la prophétie d’Isaïe, et relaté par les historiens grecs Hérodote et Xénophon, Marie-Ève Signeyrole puise la source de l’argument dramaturgique de sa mise en scène de Belshazzar, réalisée pour le Theater an der Wien, dont l’eau est l’enjeu fondamental.
L’eau, ressource naturelle et universelle, devenue « valeur marchande, plus précieuse que l’or et le plutonium ». Toute l’eau, que le tyran éponyme a fait affluer jusqu’à son palais, pour qu’il n’en reste plus une seule goutte dans le reste du monde, asséchant la terre, et assoiffant les populations.
L’oratorio de Haendel (Londres, 1745) devient, dès lors, le récit de sa reconquête. Fable écologique, comme il est écrit dans le programme de salle ? On aimerait plutôt croire à une dystopie. Mais c’est bel et bien maintenant, dans l’un ou l’autre pays du Moyen-Orient, où sont organisées, au milieu du désert, des compétitions sportives internationales – hier, la Coupe du monde de football au Qatar, demain, les Jeux asiatiques d’hiver en Arabie saoudite –, que de tels événements peuvent se produire.
Tout aussi actuelle est la figure de Belshazzar, qui s’empare des consciences en mal de spiritualité, par le biais de « King TV », organe de propagande à lui seul consacré, et des réseaux sociaux, où il s’exprime et s’exhibe. À la manière du rappeur Kanye West, figure médiatique et polémique aujourd’hui déchue, après s’être aventurée sur les terrains glissants de la politique et de la religion, Belshazzar se veut à la fois pop-star et fashion designer, vautré dans la décadence d’une époque sans repère.
Si sa mère Nitocris le désavoue publiquement, elle n’a pas le pouvoir d’endiguer ses excès, personnalité d’ailleurs plutôt trouble, dont la relation lesbienne avec « Daniela », avatar féminisé du prophète Daniel, semble d’abord basée sur l’intérêt : alchimiste de la botanique, frappée de cécité, elle prépare, dans le secret d’un laboratoire de science(-fiction ?), un mystérieux élixir, pour son amante obsédée par la jeunesse.
Sans doute Marie-Ève Signeyrole se tient-elle, avec cette intrigue secondaire assez dispensable dans l’économie du drame, en équilibre, parfois précaire, sur la frontière de l’anecdote. Mais le théâtre de la réalisatrice française, souvent saisissant, où l’utilisation de la vidéo n’est jamais accessoire, sait tendre un arc à travers une profusion de signes, pour faire passer son message humaniste, bien au-delà de sa dimension écologiste. Jugement, d’ailleurs, sans appel : devant la Cour pénale internationale de La Haye, Belshazzar sera reconnu coupable d’écocide, de crime contre l’environnement, et partant contre l’humanité.
Ce spectacle, souvent haletant, est porté par la conviction indéfectible d’un formidable ensemble de chanteurs-acteurs, dont les membres de l’Arnold Schoenberg Chor sont indissociables, tant individuellement que collectivement – de là à faire abstraction de la sonorisation, inégalement flatteuse, imposée par la configuration de la Halle E du MuseumsQuartier, où le Theater an der Wien a élu domicile, le temps de sa rénovation ?
Gobrias pleure son fils, tué puis exposé, frêle et nu, lors du festin, avec la voix ferme et émue, l’expression sobre et juste, poignante en vérité, de la basse autrichienne Michael Nagl. Devenue rare à la scène, la mezzo-soprano américaine Vivica Genaux surprend encore, le temps de s’y réaccoutumer, par cette émission éminemment personnelle, au vibrato désormais très marqué, mais à l’agilité intacte, qui ne l’empêche pas de conférer à Cyrus un héroïsme digne et frémissant. La Française Eva Zaïcik trouve, pour Daniel, un alliage idéal de clarté et de profondeur, sans forcer les couleurs de son mezzo velouté, ni en abaisser le centre de gravité.
Aux antipodes des ténors policés, souvent de rigueur dans ce répertoire, le Britannique Robert Murray exhibe un instrument heurté et des aigus insolemment claironnés hors du cadre stylistique, qui portent à ébullition les délires narcissiques et blasphématoires du rôle-titre. Vétille, enfin, qu’une diction défectueuse – voyelles opaques et consonnes floues –, face à la fascination qu’exerce la soprano trinidadienne Jeanine De Bique, Nitocris au port altier, et en même temps vulnérable, dont le timbre à l’éclat mordoré se pare des reliefs, tour à tour ambigus et bouleversants, d’une dynamique infinie.
Christina Pluhar est – et demeure – une spécialiste de la musique italienne du XVIIe siècle, quoique dès longtemps maquillée en cross-over, mêlant jazz et racines traditionnelles de la monodie accompagnée. Mais peut-être n’était-il pas, du moins a priori, plus saugrenu de lui confier Belshazzar, que L’incoronazione di Poppea à Jean-Christophe Spinosi, comme le Theater an der Wien l’avait fait, en 2015, pour un résultat affligeant…
Le déséquilibre est patent, chez L’Arpeggiata, entre le continuo, qui est le cœur de l’ensemble, et les pupitres de l’orchestre, malgré un effectif de cordes conforme à l’ordinaire, insuffisant, désormais pratiqué dans ce répertoire. La cheffe autrichienne n’en parvient pas moins à imprimer à la partition un véritable élan, quoique tout sauf idiomatique.
Mais pourquoi cette nécessité de faire swinguer certains airs, chœurs et parties instrumentales à coups, fort peu variés, de timbales et de tambourins ? Est-ce Haendel qu’on assassine ? Plutôt le reflet de l’époque peu reluisante, dont Marie-Ève Signeyrole brosse, sur scène, le portrait alarmant.
MEHDI MAHDAVI