Dans son nouveau livre, sorti le 5 janvier et intitulé 682 jours : Le Bal des hypocrites (Plon), l’ancienne ministre dresse le bilan de ses vingt-trois mois de mandat au ministère de la Culture. Pour Opéra Magazine, elle s’attache plus particulièrement aux enjeux de l’art lyrique en France.
Comme vous le remarquez dans votre livre, ce n’était pas le moindre paradoxe de sortir tous les soirs, quand vous n’étiez pas ministre de la Culture, et de le devenir, le 6 juillet 2020, alors même que tous les grands festivals avaient été annulés. L’amoureuse d’opéra que vous êtes n’a pas eu de chance…
En tout cas du point de vue de ma satisfaction personnelle d’amatrice de culture, et tout spécialement d’art lyrique ! Mais faire des mondanités tous les soirs, comme un ministre de la Culture ordinaire, est une vision un peu restrictive de la fonction. C’est pourquoi j’ai considéré comme une chance d’être le soldat qui se bat pied à pied, dans des circonstances extrêmement difficiles, pour sauver le secteur, et en particulier l’art lyrique. Mais pas que !
Quand vous prenez vos fonctions, l’Opéra National de Paris est « à genoux », comme Stéphane Lissner en a lui-même fait le constat, quelques semaines plus tôt, dans un entretien au Monde…
Lorsque j’arrive en responsabilité, le bateau Opéra de Paris n’est pas seulement miné par la pandémie, mais, sur le plan conjoncturel, par la crise de la réforme des retraites, qui a provoqué la grève, entraînant des annulations à répétition, avant même le premier confinement ; par des problèmes structurels, qui font que l’institution, en particulier sous Aurélie Filippetti (1), a vu une baisse drastique de ses subventions, parce que jugée trop élitiste ; et enfin par des défauts de fonctionnement, qui ont contraint les directions successives à gérer un certain nombre de crises, en cédant aux pressions les plus folles des syndicats de salariés. Je me retrouve donc dans une situation particulièrement délicate, et la crise sanitaire va, non pas porter le coup de grâce – heureusement, parce que j’y ai veillé –, mais entraîner une sorte de maelstrom en montagnes russes, qui va donner le tournis à l’ensemble du milieu culturel, et spécialement à l’Opéra de Paris, cette grosse machine à la plasticité évidemment moins importante que celle d’une petite structure.
Alexander Neef a été nommé à la tête de l’Opéra National de Paris, avant votre arrivée. Était-ce un choix disruptif, notamment vis-à-vis du milieu, qui attendait peut-être une personnalité plus établie ?
J’ai trouvé la nomination d’Alexander Neef dans ma corbeille de mariage, si j’ose dire. Officiellement, Stéphane Lissner était toujours en fonction, mais officieusement, déjà parti pour le San Carlo de Naples. Le navire n’avait donc plus de capitaine, au moment où il en avait le plus besoin. Il a fallu, pour libérer Alexander Neef de la Canadian Opera Company de Toronto, négocier avec des personnes qui raisonnaient sur le mode entrepreneurial, plutôt qu’en prenant en compte les caractéristiques institutionnelles d’un grand opérateur public, dépendant du ministère de la Culture. La situation était compliquée. Je pense l’avoir réglée de la meilleure façon – à l’étonnement, d’ailleurs sympathique, de l’ensemble du milieu culturel et lyrique. Et je dois dire que je n’ai qu’à me louer de la direction d’Alexander Neef.
C’est au cours de la cérémonie – inédite – de passation de pouvoir entre l’ancien et le nouveau directeur général de l’Opéra National de Paris, que vous avez annoncé la commande à Georges-François Hirsch et Christophe Tardieu, d’un rapport qui n’a pas été rendu public…
C’était un outil de travail, qui n’était destiné qu’à mes yeux seuls – For Your Eyes Only, comme dans James Bond ! J’avais demandé à Georges-François et Christophe d’être imaginatifs, d’explorer des pistes et des scénarios divers. Car je n’avais pas envie que chacun y prenne ce qui l’arrangeait, ou fustige telle conclusion qui ne lui convenait pas. Après quarante ans de vie politique, je sais très bien comment les différentes parties concernées peuvent instrumentaliser un rapport ! Cet outil de gouvernance comprenait des mesures d’urgence, dont je me suis saisie, comme par exemple de renoncer à la salle modulable, parce qu’il n’était pas raisonnable d’engager une telle dépense, alors que nous abondions de façon très importante l’Opéra de Paris – l’État a été à la hauteur, c’est le moins qu’on puisse dire.
Les grandes réformes structurelles préconisées par ce rapport sont-elles possibles aujourd’hui ?
J’y ai mis un préalable : que l’on renonce à la réforme des retraites de l’Opéra de Paris. Je suis pour la suppression progressive des régimes spéciaux, qui ne sont plus adaptés à la réalité des métiers d’aujourd’hui. Mais celui de cette institution, qui date de Louis XIV, est toujours justifié – en l’espèce, la retraite des danseurs à 42 ans, et celle des choristes à 50 ans, auxquels j’ajoute les instrumentistes, pour lesquels l’aspect physique est souvent ignoré du grand public. Alors, que faut-il revoir ? La convention collective, pour toiletter tout cela, dans un travail de négociation avec les organisations syndicales. Il convient aussi – et Alexander Neef l’a bien compris, et mis en pratique – d’en finir avec la notion de festival permanent, et ces productions dont la durée de vie ne dépasse pas une saison. On l’a vu, hélas, trop souvent, alors qu’elles sont, par ailleurs, extrêmement coûteuses… Nous sommes dans un système où il faut, également, raisonner en termes économiques. D’autant que ces spectacles n’ont pas forcément renouvelé le public de l’Opéra de Paris. Je raconte avoir amené des parents de province, en décembre 2017, voir La Bohème, en pensant que je ne prenais aucun risque. Sauf que c’était la mise en scène de Claus Guth, dans la navette spatiale… L’une m’a dit : « Je n’ai rien compris. » Et l’autre : « Cela a dû coûter très cher. » Deux spectateurs perdus pour l’art lyrique ! Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à l’innovation, et à faire entrer au répertoire des œuvres modernes, en particulier écrites par des femmes. Enfin, il est important de considérer les enjeux sociétaux : l’écologie, le rééquilibrage entre Paris et les régions, les discriminations, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, et tous les sujets abordés dans le rapport de Pap Ndiaye et Constance Rivière sur la diversité.
Suite à la crise sanitaire, certaines salles ont eu, et ont encore, du mal à se remplir. Est-ce pour vous un sujet d’inquiétude ?
L’enjeu de la civilisation digitale et numérique est un des principaux défis lancés à l’ensemble du milieu culturel. Le confinement n’a fait qu’accélérer une évolution déjà en cours, dont il faut saisir les opportunités, plutôt que les difficultés. La programmation en est l’un des moyens. L’accompagnement des jeunes vers l’art lyrique est aussi une des missions confiées au pass Culture, qui n’est pas qu’un chéquier pour acheter des livres ou des instruments de musique. Cela demande une capacité d’accueil, d’écoute, de mobilisation d’un certain nombre de méthodes, à l’intérieur des maisons d’opéra. Cela a déjà commencé, et doit se développer. Parce que la vibration intime de la musique ne s’entend que dans le spectacle vivant.
Vous écrivez, à propos du « conflit » entre Paris et la province : « On ne va pas installer la Comédie-Française à Romorantin et l’Opéra de Paris à La Canourgue. » Or, l’Arts Council England cherche à imposer à l’English National Opera, installé à Londres depuis des lustres, un déménagement à Manchester…
Qu’on installe un Opéra à Manchester, certes. Mais il y a quand même une capitale, qui draine les responsables politiques, la puissance économique, les touristes… L’offre lyrique n’en doit pas moins être diffusée. C’était le second volet de mon action, à travers les 0péras en région, qui ont fait l’objet de la mission confiée à Caroline Sonrier. Afin qu’il y ait une scène lyrique de premier niveau dans chaque région.
Les nouvelles municipalités écologistes ne l’entendent manifestement pas de cette oreille…
Tout cela relève d’une philosophie selon laquelle l’opéra n’est pas un spectacle populaire, et qu’on y consacre trop d’argent, qu’il faudrait destiner à d’autres pratiques, plus socioculturelles que culturelles. Cette antipathie pour l’art lyrique est un phénomène qu’on rencontre dans de nombreux milieux culturels, ainsi que Caroline Sonrier l’a pointé dans son rapport. L’opéra est coûteux, c’est vrai, mais c’est aussi une fantastique vitrine, un facteur d’attractivité pour une collectivité. Il s’agit d’amener les gens vers lui, plutôt que de le rejeter dans une grotte pour initiés.
La création de l’association UNiSSON, pour parer, du moins dans un premier temps, aux urgences de la crise sanitaire, vous a-t-elle rendue optimiste sur l’avenir de l’opéra ?
Pour la première fois, sans doute, un certain nombre d’artistes lyriques ont réalisé qu’ils ne pouvaient pas être des individus isolés, et que, s’ils ne voulaient pas être broyés par les machines administratives et les nouvelles donnes qui se font jour, il fallait un minimum de solidarité. Qu’ils se soient réveillés quand cela allait mal, qu’il eût peut-être été utile, aussi, de mener cette réflexion dans une période plus calme, je le leur ai dit, au cours des discussions franches que j’ai eues avec Stanislas de Barbeyrac et quelques autres. Sans doute, certaines dispositions législatives sur les contrats dans les maisons lyriques auraient-elles pu être prises, avec ce goût propre à la France de tout régler de cette façon. Mais les prendre seuls, dans un environnement international, c’était courir le risque d’une mise au ban des chanteurs français. Je verrais donc davantage des mécanismes de solidarité par le bas, que des législations par le haut. Maintenant, c’est à eux de voir, et de poursuivre. Le concert donné par l’association, à l’Opéra-Comique, le 17 octobre 2020, a été pour moi un grand moment d’émotion. Les ovations que j’y ai reçues m’ont profondément touchée. Mais je ne suis pas un bon exemple, car je pleure facilement à l’opéra !
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI
(1) Aurélie Filippetti a été ministre de la Culture et de la Communication, entre mai 2012 et août 2014.