Opéra National de Lorraine, 1er février
D’abord, Tiago Rodrigues installe le silence. Un silence assez long pour prendre les dimensions d’un Prologue – au-delà du deuxième tiers duquel certains spectateurs n’auront pas manqué de manifester leur impatience, par des borborygmes, en claquant des mains, ou en s’agitant très ostensiblement sur leur fauteuil –, et que ce grand nom du théâtre européen, nouveau directeur du Festival d’Avignon, et absolument novice en matière d’opéra, emplit de mots. Les siens.
Car avant d’aborder Tristan und Isolde comme metteur en scène – et donc simple interprète, ainsi que le voudraient ceux qui dénient au supposé trouble-fête des représentations lyriques d’aujourd’hui le statut de créateur –, Tiago Rodrigues l’a approché en tant qu’auteur. Et a tiré du livret de Wagner un texte poétique, en français, qu’il a intitulé Amour trop amour.
Le spectacle est comme une note d’intention, d’abord, une explication de ce qui va suivre. Dans un décor dont il est dit d’emblée qu’il figure « une archive », rayonnages disposés en arc de cercle sur trois niveaux, et tenant de l’amphithéâtre – mais évoquant aussi un navire, avant qu’au II, une profusion de petites fougères, conjuguée à un méchant éclairage verdâtre, ne le rendent prosaïque –, s’enclenche une chorégraphie étonnante. D’apparence immuable, celle-ci est pourtant inscrite, de façon organique, au plus profond des corps, et sur les visages de Sofia Dias et Vitor Roriz, moins impassibles, assurément, que leurs traits ne tendent à le laisser croire.
Ainsi, les mots de Tiago Rodrigues – paraphrase de Tristan und Isolde, où les personnages sont renommés « l’homme triste », « la femme triste », ou encore « l’homme puissant », et qui condense, au discours indirect, ceux de Wagner, en aspirant à en amplifier le sens – sont donnés à lire sur des pancartes, par ce couple de danseurs-traducteurs, comme un substitut incarné au surtitrage. Performance hypnotique, dont le rythme épouserait celui de la musique, tandis que le texte, par ses répétitions, ferait écho au principe du leitmotiv ? Voire…
Il arrive, en effet, que le flux se brise sur la distance ironique de certaines phrases : « Les personnes tristes ont besoin de beaucoup de musique. Elles ont besoin d’un orchestre d’énormément de mots chantés en allemand pendant des heures. » Et puis, le regard, de plus en plus souvent, se détache des mots écrits, perdant le fil du commentaire. Parce que l’oreille s’échappe vers la littéralité de la langue originale – pour peu, certes, qu’elle lui soit familière – ; et, surtout, parce que l’œil s’en détourne, afin de s’attacher aux corps chantants.
Hormis quelques moments de grâce, où s’esquissent un parallélisme, une interaction avec les traducteurs de leurs sentiments, le metteur en scène portugais ne semble pas, sans pour autant les occulter, avoir cherché à les solliciter davantage, sous le masque du hiératisme, souvent fixé sur la ligne bleue des Vosges, que dans une version mise en espace. Pour ne pas entraver la concentration physique exigée par le chant, a fortiori dans cette partition ?
D’autant que la distribution multiplie les prises de rôles. Voix immédiatement prenante, le ténor britannique Alexander Robin Baker fait preuve, en Jeune Marin comme en Berger, d’un modelé remarquable. Si le baryton américain Scott Hendricks, renfrogné et abandonné à lui-même, au I, donne davantage de relief à Kurwenal, au III, le Coréen Jongmin Park déploie, dans une économie du geste qui sied indéniablement à Marke, et sans la moindre emphase, une basse d’un velours abyssal, portée par un legato et une dynamique comme infinis.
À force d’enfler le bas du registre, pour donner à Brangäne une assise de contralto, la mezzo française Aude Extrémo finit par assécher et durcir un métal opulent, au point de priver ses « Appels », même lancés de dos, de leur halo lunaire.
Samuel Sakker inquiète d’abord, Tristan presque effacé, au I, par une émission prisonnière de la gorge. Et qui s’accorde mal, de surcroît, à la technique très germanique, brillante et dans le masque, de son Isolde. Sans arracher au jeune ténor australien ces accents de détresse et de délire qui ont mené nombre de ses prédécesseurs au bord de la rupture, une agonie presque étale, par sa maîtrise des ressources inentamées du souffle et du timbre, révèle enfin un potentiel authentiquement wagnérien.
Mozartienne de très haut rang qui, ces dernières années, s’est orientée vers des emplois plus larges, Dorothea Röschmann atteint, avec Isolde, l’extrême limite de ses moyens. L’aigu – et pas seulement le contre-ut ! – est hors de portée, et l’ampleur de la tessiture la cantonne à une véhémence vibrante, sans doute, mais trop constante pour ne pas trahir l’effort et l’inconfort.
Peut-être les dimensions de la salle, son acoustique, auraient-elles permis à la soprano allemande de tenter une autre voie, sur laquelle Leo Hussain, probablement, l’aurait suivie, et la précède même déjà. Sans faire de la clarté une fin, le chef britannique ne cherche pas à creuser une matière qui n’existe pas, dès lors que l’Orchestre National de Lorraine, autrement à la hauteur du défi, manque de cordes et de corps. Et, tout en prenant le temps de soigner ses courbes et miroitements, son Tristan avance. Sans parvenir à éviter la désertion, aux deux entractes, d’une partie, tout sauf infime, du public.
MEHDI MAHDAVI