Theater Basel, 21 janvier
ll y a un an, le chef italien Michele Spotti et le metteur en scène français Vincent Huguet débutaient à Bâle, avec un Don Carlos davantage abouti sur le versant musical que sur le plan visuel, la partie scénique péchant par quelques distorsions excessives du livret. Les décors de Richard Peduzzi et les costumes de Camille Assaf contribuaient cependant à l’impact d’une réalisation qui retenait l’attention, à défaut de se révéler totalement convaincante. Le Théâtre a eu pleinement raison de renouveler sa confiance au tandem, dont le Rigoletto s’impose, cette fois, à tous points de vue.
Vincent Huguet opte pour une lecture limpide, entièrement centrée sur les relations entre Rigoletto et Gilda : une affection abusive, de la part d’un père qui n’a pas vu sa fille grandir et la maintient, plus ou moins consciemment, dans un état de dépendance et de claustration, dont celle-ci n’aspire plus qu’à s’échapper par tous les moyens.
Une situation anormale, soulignée par quelques gestes tout simples, dont cette brosse dont Rigoletto ne se sépare jamais, et qui lui sert, chaque soir, à démêler les longs cheveux de son enfant. Un geste tendre qu’il retrouvera lors de l’ultime duo, peignant encore Gilda mourante, comme s’il jouait à la poupée.
Tout autour, la cour du Duc séducteur n’a plus qu’une importance relative, univers mondain sans profondeur, d’un cynisme assumé, que Vincent Huguet parvient à évoquer sans jamais appuyer le trait. De surcroît, ici, si les âmes sont laides, les aspects extérieurs sont remarquablement beaux.
Superbes costumes contemporains de Clémence Pernoud, aux couleurs très étudiées, toujours d’une coupe parfaite, et remarquable décor de Pierre Yovanovitch, architecte d’intérieur très en vue. Lignes courbes élégantes, cloisons habilement concentriques, qui tournent à vue… Optiquement, c’est parfait.
L’oreille, elle aussi, est à la fête. Michele Spotti ne laisse aucun répit à son orchestre, poussant les musiciens dans leurs retranchements, galbant les phrasés, soignant les lignes secondaires, avivant les timbres. Ne manque encore qu’un contrôle un peu plus strict du plateau dans les ensembles, pour qu’une telle direction se hisse au niveau des plus grands.
Quant à la distribution, elle réserve beaucoup d’excellentes surprises, à commencer par le monumental Rigoletto du baryton géorgien Nikoloz Lagvilava. Là, on reste sous le choc : un physique torturé, une trogne incroyable, un énorme crâne rasé, une mimique hyper-expressive, et aussi un volume vocal exceptionnel. Voilà qui pourrait déjà nous valoir un Alberich à tout casser, mais il y a plus : un timbre aux subtils reflets de bronze, des changements de registre parfaits, un legato de rêve… De surcroît, l’acteur est bouleversant, et nous arrache des larmes à la fin, tellement son jeu devient intense. Que demander de plus ?
Autre atout : la prise de rôle de Regula Mühlemann, Gilda dont on n’attendait pas tant, en particulier à l’écoute de la discographie antérieure de la soprano suisse, qui surexposait surtout ses insuffisances, moyens trop menus et caractérisation falote. Cette fois, on découvre un timbre plus charnu et de jolis moyens, devenus davantage gracieux que graciles (délicieux « Caro nome »). Le duo « Si, vendetta » ne manque pas non plus de charpente, et il est même luxueusement couronné d’un contre-mi bémol bien placé, et pas crié. Et puis, l’actrice est parfaitement crédible, dans son rôle de jeune fille qui n’a plus du tout l’intention de se comporter en oie blanche.
Le reste de la distribution, hors la voluptueuse Maddalena de la mezzo ukrainienne Nataliia Kukhar, est plus conventionnel. Duc sans histoire du ténor biélorusse Pavel Valuzhin, séducteur à la voix enjôleuse, mais devenue un rien trop encombrante pour l’emploi, avec quelques raideurs. Sparafucile un peu léger, presque trop sympathique, de la basse britannique David Shipley, alors que le Monterone de son collègue russe, Artyom Wasnetsov, en impose bien davantage.
Somme toute, une soirée évidente, où tous les choix sont bons, et surtout où tout le monde vise à une efficacité théâtrale et musicale maximale, sans se torturer stérilement l’esprit. Par les temps qui courent, on apprécie infiniment.
LAURENT BARTHEL