L’Opéra de Paris, Fabien Gabel l’a découvert enfant, depuis la fosse, où l’amenait son père trompettiste. Il y a aussi connu, en jouant de ce même instrument, ses premières expériences professionnelles au cœur de l’orchestre. En novembre dernier, le chef français, qui mène une carrière essentiellement symphonique, débutait enfin au pupitre de l’Opéra Bastille, dans une reprise de Carmen de Bizet. À l’occasion de la deuxième série de représentations, il raconte son retour aux sources.
Vous avez une histoire personnelle, et même familiale avec l’Opéra de Paris…
Mon père a été pendant près de quatre décennies trompettiste à l’Opéra de Paris, et mon grand-père maternel, violoncelliste durant une vingtaine d’années. Très jeune, mon père m’a fait venir, non pas dans la salle, mais dans la fosse. Je devais avoir deux ou trois ans d’instrument derrière moi, et peut-être a-t-il décelé que je m’y intéressais vraiment. Je me rappelle que le trompette solo m’avait fait un tableau, et c’est ainsi que j’ai appris, à l’âge de 8 ans, à transposer des ouvrages. Cela se passait à l’Opéra Comique, qui faisait à l’époque, avant la construction de Bastille, partie de cette maison. Puis j’ai assisté à un spectacle au Palais Garnier – je garde le souvenir d’une Elektra, dirigée par Kent Nagano, où la fosse tremblait. Et j’ai été engagé à l’Opéra quelques années plus tard, pour mon premier cacheton en tant que trompettiste, dans ce même ouvrage, avant de jouer Tosca, avec Seiji Ozawa au pupitre, et Placido Domingo sur scène. De telles expériences, qui laissent des traces indélébiles, ont, en grande partie, confirmé mes velléités de devenir chef d’orchestre.
Qu’avez-vous ressenti en vous retrouvant pour la première fois au pupitre de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, a fortiori pour Carmen, qui est, parmi le nombre restreint d’ouvrages lyriques inscrits à votre répertoire, celui que vous avez le plus souvent dirigé ?
Je n’avais pas conscience que la fosse était aussi vaste, et j’ai été surpris par la distance avec le plateau et les chanteurs, surtout dans la mise en scène de Calixto Bieito, qui est très épurée, et ouverte sur cet espace immense. Me retrouver au pupitre pour la première fois m’a fait un drôle d’effet, mais il s’est rapidement estompé en faveur de la musique. Il se trouve que Carmen est le premier opéra que j’ai étudié, il y a une vingtaine d’années, avec la pianiste Thérèse Cochet, qui était l’épouse de Pierre Doukan, ancien violon solo de l’Opéra de Paris. Elle m’a fait travailler la partition au piano, en insistant sur la rigueur du texte musical. Il fallait se restreindre, ne rien laisser passer, pour avoir ensuite une liberté dans l’interprétation. Elle a disparu peu de temps après, et je n’ai malheureusement pas pu continuer mon apprentissage du répertoire français avec cette personnalité forte, mais attachante.
Qu’y a-t-il de faussement espagnol et d’authentiquement français dans Carmen ?
Il y a une habanera, une séguedille, et une aragonaise, mais la partition de Carmen est aussi hispanisante qu’Ibéria de Debussy, qui est certes bien plus moderne du point de vue de la conception et de l’écriture. Cette musique est très française, par la précision de son orchestration. Et elle est alliée à un très beau livret. La prosodie est tellement parfaite que seuls deux ou trois passages sont légèrement modifiés par tradition, ce qui est assez prodigieux. Je suis frappé par le basculement de l’opéra-comique dans le drame, dès la moitié du deuxième acte, quand Don José veut retourner à la caserne, et que Carmen change complètement de caractère. C’est ce qui a fait le succès de l’ouvrage, mais aussi le mauvais accueil qui lui a été réservé à la création. Car le public s’attendait à une espagnolade. Les ensembles du troisième acte et le duo final comptent parmi les sommets, non seulement du théâtre lyrique, mais aussi de la tragédie.
Quel est l’apport du chef dans une œuvre comme Carmen, que l’Orchestre de l’Opéra de Paris a tant joué, et reprend très régulièrement ?
On se débarrasse d’abord d’un bon nombre de traditions dues aux chanteurs – et à certains chefs. Car chacun de nous est là pour servir l’œuvre. On essaie donc de se délester des points d’orgue, de revenir aux nuances écrites – car il ne s’agit pas uniquement de chanter forte ou piano… Le jeu théâtral a parfois tendance à prendre le dessus sur la musique. Mais il faut absolument trouver un alliage, et un équilibre entre les deux. J’ai eu, pour la première série de représentations, un ténor extraordinaire, Michael Spyres, auquel sa rigueur laisse beaucoup d’espace. Je crois que ma conception, mon interprétation, mes tempi, sont assez différents de ce qui a été fait auparavant. Il faut prendre garde à la tradition. Parce qu’elle rime souvent avec routine. Mais surtout parce qu’elle n’existe, dans bien des cas, que pour faciliter des problèmes qui se posent à des chanteurs, ou même à des chefs. Riccardo Muti, et Arturo Toscanini avant lui, ont tout fait, dans Verdi, pour revenir au texte original. Loin de moi l’idée de me compare à eux, mais, en l’occurrence, le point de départ doit rester Carmen de Bizet.
Parmi vos projets figure l’enregistrement d’une nouvelle partition pour le film Napoléon d’Abel Gance…
C’est un projet de la Cinémathèque française, en partenariat avec Radio France. Le chef-d’œuvre d’Abel Gance a été remastérisé, et il a été décidé de concevoir, pour cette version intégrale d’une durée de sept heures, une nouvelle bande originale, basée sur des pièces du grand répertoire signées Beethoven, Bartók, Wagner, mais aussi Philippe Gaubert. Nous n’en avons, pour l’instant, enregistré que deux heures et demie. Les premières séries ont été réalisées avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France, et les prochaines se dérouleront avec l’Orchestre National de France – deux formations que je connais bien, et avec lesquelles j’ai toujours beaucoup de plaisir à travailler. Au début, nous étions tous dans l’inconnu, et même, le premier jour, dans l’angoisse du temps. Mais finalement, nous avons terminé les séances plus tôt que prévu, parce que nous avons été efficaces. L’enregistrement de La Marseillaise avec Benjamin Bernheim nous a confrontés à la difficulté de la synchronisation labiale. Le défi d’un tel exercice est, en effet, de se caler sur des moments, des gestes précis. Nous nous sommes tous pris au jeu, y compris les musiciens, qui voyaient le résultat, grâce à des écrans, en même temps qu’ils jouaient. Et c’était absolument bluffant ! Il faut dire que toutes ces partitions ont été génialement assemblées par un directeur artistique : la musique sied parfaitement à l’image, et à l’histoire.
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI
À voir :
Carmen de Georges Bizet, avec Clémentine Margaine (Carmen), Nicole Car (Micaëla), Andrea Cueva Molnar (Frasquita), Adèle Charvet (Mercédès), Joseph Calleja (Don José), Ildebrando D’Arcangelo / Étienne Dupuis (Escamillo), Guilhem Worms (Zuniga), Tomasz Kumiega (Moralès), Marc Labonnette (Le Dancaïre) et Loïc Félix (Le Remendado), sous la direction de Fabien Gabel, et dans une mise en scène de Calixto Bieito, à l’Opéra National de Paris, du 28 janvier au 25 février 2023.