Salle Wilfrid-Pelletier, 27 novembre
À l’Opéra de Montréal, la création mondiale très attendue de La Beauté du monde, dans une élégante mise en scène de Florent Siaud, prend enfin l’affiche après deux reports (printemps 2021 et 2022), en raison de la pandémie.
Le côté positif de ce coup du destin se traduit par une familiarité inaccoutumée des musiciens, dirigés par Jean-Marie Zeitouni. Une lecture exhaustive, réalisée à l’automne 2020, a aussi permis au compositeur canadien Julien Bilodeau (né en 1974) de peaufiner le moindre détail de la partition. Le point négatif est l’absence, en ce mois de novembre 2022, des deux piliers vocaux pour lesquels l’opéra a été composé : le baryton Philippe Sly et la mezzo-soprano Julie Boulianne.
Le premier devait incarner Jacques Jaujard, directeur des musées nationaux de France, qui, devant l’avancée rapide des Allemands, en 1939, organisa l’évacuation et la sécurisation des pièces majeures du Louvre. Ceci fait l’objet de l’acte I.
La seconde était Rose Valland, directrice du musée du Jeu de Paume. L’acte II la montre, en 1943, notant au risque de sa vie tous les renseignements sur les collections juives privées saisies, puis exportées par les Allemands. Hermann Göring, au rythme de ses visites au Jeu de Paume, sélectionne des œuvres par centaines pour sa collection personnelle.
À l’acte III, on assiste, en 1944, au sauvetage de tableaux dans une gare parisienne, par un groupe dont la muse est l’actrice Jeanne Boitel, qui œuvre dans la Résistance sous le nom de « Mozart ». L’argument de l’opéra ne fait pas mention que, dans la vraie vie, Boitel était la compagne de Jaujard.
La métaphore d’ensemble, chère au librettiste canadien Michel Marc Bouchard, est que même la barbarie ne peut tuer « la beauté du monde ». La ville de Marioupol (d’ailleurs mentionnée dans le chœur final) renaîtra, et la cité de Palmyre sera plus ou moins reconstruite. Plus largement, sont abordées bien des questions : « Que serait la vie sans art ? », « Au nom de quoi l’État peut-il régenter le goût ? », etc.
Bref, le sujet est noble, les interrogations sont actuelles, et le cadre du Paris de l’Occupation nous rejoint directement. Sur le plan dramaturgique, faire de la destinée de la Femme assise, tableau de Matisse offert par le marchand Rosenberg à son jeune fils, le fil conducteur qui relie le Prologue, les trois actes et l’Épilogue, est une excellente idée, permettant aussi d’évoquer notre relation émotionnelle quasi charnelle à l’art.
Dans l’ensemble, l’impressionnante réalisation musicale de Julien Bilodeau fait d’emblée de La Beauté du monde l’un des jalons essentiels du répertoire lyrique canadien. Aussi naturellement que l’on évoque Louis Riel d’Harry Somers (1967), l’histoire fera référence à cet ouvrage, qui a vocation à s’exporter. Le langage savant et cultivé s’inscrit dans une tradition culturelle subtilement française, avec une grande intelligence de la caractérisation des scènes.
Le traitement vocal n’a pas la même originalité : son péché mignon est la nombreuse répétition de mots, comme s’il fallait enfoncer des clous pour se relancer. Le livret, qui fonctionne implacablement, n’est lui-même pas épargné par quelques banalités ou naïvetés, que la hauteur des enjeux aurait dû bannir (par exemple, « Fureur contre le Führer » !).
Porté par le travail orchestral exceptionnel de Jean-Marie Zeitouni, le plateau, répétons-le, aurait dû être écrasé par le Jaujard de Philippe Sly. Damien Pass a le mérite d’avoir permis cette création dans de très bonnes conditions, mais lorsque déboule John Brancy en Wolff-Metternich, il est assez vite sous sa coupe vocale. Le même John Brancy domine aussi Matthew Dalen en Göring, ce qui, en matière de rapport de forces historiques, manque un peu de crédibilité.
Carton plein, par contre, chez les femmes : Allyson McHardy ne fait pas regretter Julie Boulianne, et Layla Claire et France Bellemare sont parfaites dans leurs rôles.
Création majeure donc, et opéra très important du répertoire canadien, dont il faudra voir comment il s’exporte auprès d’un public qui apprécie les ouvrages de Philippe Boesmans ou le Claude de Thierry Escaich.
CHRISTOPHE HUSS