Opernhaus, 6 novembre
Une ère brillante est en train de s’achever à l’Opéra de Francfort (Oper Frankfurt), avec le départ du directeur musical Sebastian Weigle, qui a pu hausser, en quinze ans, l’Opern- und Museumsorchester à un niveau exceptionnel. Quelles seront les conséquences, à la fin de l’actuelle saison, du passage de relais entre ce parfait connaisseur des moindres rouages d’un orchestre de fosse, 61 ans, et son successeur, Thomas Guggeis, 29 ans ? L’avenir nous le dira, mais en attendant, on s’installe ce soir au parterre avec la ferme intention de beaucoup écouter l’orchestre, et jamais, au cours de ces cinq longues heures de spectacle, on ne sera déçu.
Sebastian Weigle a déjà dirigé Die Meistersinger von Nürnberg cinquante-cinq fois, un gage de parfaite maîtrise du sujet. Tous les rapports sont calibrés en vue d’une lisibilité maximale, et la superlative beauté sonore de ce qu’on entend émerveille à chaque instant, de surcroît magnifiée par l’acoustique enveloppante de la salle. Un résultat obtenu, également, grâce à l’attention vigilante du chef allemand au confort de travail des musiciens, avec, par exemple, une équipe de cornistes complètement différente pour l’acte III, afin de prévenir tout signe de fatigue, en fin de parcours.
En quinze ans, Sebastian Weigle aura dirigé tout Wagner, à Francfort. Seuls manquaient encore ces Meistersinger, qu’on lui offre comme un ultime cadeau, cependant pas de tout repos, vu la participation du metteur en scène allemand Johannes Erath. Celui-ci procède beaucoup par associations, s’intéresse moins à la lettre du livret qu’aux images poétiques qu’il peut susciter, réminiscences d’une lisibilité parfois nébuleuse…
Ici, l’ambiance est onirique : un « songe (cauchemar ?) d’une nuit d’été », où les desseins amoureux ne sont pas vraiment prédéterminés. Encore jeunes et plutôt séduisants, Sachs et Beckmesser restent tous deux des prétendants crédibles à la main de la jolie Eva, laquelle manifeste cependant pour Sachs une préférence extrêmement marquée, au point de reléguer le pauvre Walther au rang de solution de sauvetage. Du reste, aucun des membres de la corporation des Maîtres ne semble avoir renoncé à la chair fraîche, la grande scène de bagarre du II ressemblant plutôt à une tentative de viol en réunion sur la personne de la pauvre Eva, qui ne s’en tire qu’in extremis.
Le I est intéressant, avec les Maîtres juchés à des hauteurs différentes, comme des juges de touche pendant un match de tennis, les Apprentis se chargeant chacun de déplacer leur patron respectif sur roulettes. Même jeu au III, sauf que, cette fois, les Maîtres, passablement esquintés après la rixe, sont tous en chaise roulante.
L’acte commence bien, avec une longue scène de l’atelier de Sachs intelligemment gérée et d’une vraie sensibilité musicale (Johannes Erath est un ancien violoniste, et il a même joué l’ouvrage en fosse, il y a vingt ans, sous la direction de… Sebastian Weigle !). Mais le projet s’écrase en vrille, lors d’un tableau final absurde, envahi par une improbable population multicolore et pailletée, où l’on reconnaît, pêle-mêle, les Beatles, Elvis Presley, Nana Mouskouri, Lady Gaga…
Quasiment que des prises de rôles, en cette soirée de première. Seule Claudia Mahnke, somptueuse Magdalene, est une habituée, même pas déstabilisée par l’accoutrement incongru, façon Marlene Dietrich, qu’elle porte, au II. Le baryton américain Nicholas Brownlee est un Sachs infatigable et bien chantant, qui a beaucoup travaillé son texte, mais dont le timbre clair manque un peu d’épaisseur. Paradoxalement, c’est Beckmesser, superbement incarné par Michael Nagy, qui a la voix la plus large. Mais les deux sont d’excellents comédiens, au jeu en tout opposé, l’un sympa et « cool », l’autre hypernerveux et bourré de tics.
Membre de la troupe depuis 2016, le ténor américain AJ Glueckert chante Walther imperturbablement, mais manque de séduction – une luminosité qui est, en revanche, le véritable atout de la charmante Eva de Magdalena Hinterdobler. Jolie brochette de Maîtres et d’Apprentis, en costumes à carreaux de couleurs différentes, où se distinguent le David tout en malice de Michael Porter et le superbe Pogner d’Andreas Bauer Kanabas.
Une distribution sinon parfaite, du moins choyée par le chef, et qui se donne à fond.
LAURENT BARTHEL