Nationaltheater, 29 octobre
Scène vide, garnie tour à tour de locaux sans âme : un parterre de buissons fleuris en plastique, des bouts de pièces non meublées et sales, un garage aussi, où Fiordiligi et Dorabella viennent s’égarer à un moment, à la recherche d’outils avec lesquels elles pourraient éventuellement se suicider. Dans ledit garage, un SUV noir, dont Despina astique longuement la carrosserie, et qui va servir de principal accessoire pendant vingt minutes : asphyxie ratée aux gaz d’échappement, acrobaties diverses sur le capot… On espère que BMW, principal sponsor du Bayerische Staatsoper, a bien rétribué cette séquence publicitaire inespérée.
Autre accessoire, traînant dans un coin : un château pour poupées Barbie, avec lequel les deux sœurs ne dédaignent pas de jouer, pour tuer le temps. On le retrouvera en divers formats, dont même un géant, gonflable, au second acte, habité par les donzelles, habillées de robes en tulle assorties. Derniers éléments essentiels de ce dispositif, où absolument tout est laid, à part la grosse voiture déjà citée, et encore : quelques gadgets SM, cagoule et godemichet, et un omniprésent matelas « 2 places » en fin de vie, taché d’auréoles suspectes… Là, en principe, on n’a rien oublié.
Le Cosi fan tutte du metteur en scène australien Benedict Andrews est ainsi : l’enveloppe est triviale, et le contenu bouillant. Les deux couples d’amants sont très jeunes, en pleine poussée hormonale ; l’inconnu et les tentations sont là, et il suffira d’un rien pour les y faire basculer. S’y emploie activement un troisième couple, revenu de tout : Don Alfonso, vieux cynique débauché, frustré, obsédé et voyeur, et sa complice Despina, dont l’allure de soubrette n’est peut-être que prétexte pour renverser les rôles et jouer plus crédiblement les domina.
Le piège infernal se referme inexorablement sur les amants et les laisse à la fin déniaisés, écorchés vifs, hagards, réunis une dernière fois autour de ce vieux matelas, lieu de toutes les débauches, auquel Despina met le feu.
Même si on y rit souvent, ce Cosi fan tutte est certainement le plus noir auquel on ait pu assister, mais aussi l’un des plus efficaces théâtralement, les six acteurs jouant le jeu à fond, se laissant guider par le metteur en scène jusqu’à composer des personnages tous d’une prégnante intensité. Des liaisons terriblement dangereuses, et aussi terriblement actuelles : pour une fois, la transposition d’époque, souvent problématique dans Cosi, ne gêne absolument pas.
En fosse, Vladimir Jurowski cherche, lui aussi, des alliages nouveaux, entre modernité et considérations « historiquement informées », mais la synthèse paraît moins aboutie que sur le plateau. Les cors naturels s’intègrent bien, mais la petite harmonie se cherche, et les cordes aussi, souvent déstabilisées par une battue nerveuse. Un Mozart perpétuellement au bord de la crise de nerfs, dont les beautés affleurent, mais se stabilisent difficilement sur la durée.
Avec quatre prises de rôles dans la distribution, il est difficile d’éviter, surtout lors d’une première, quelques imprécisions dans les ensembles, mais ces flottements augmentent vers la fin d’une soirée particulièrement longue. Benedict Andrews se sert beaucoup des récitatifs pour affiner sa vision des personnages, et il ne nous en épargne donc quasiment pas une ligne, de même qu’ont été rétablies plusieurs coupures usuelles, dont le périlleux air de Ferrando « Ah, lo veggio ».
Vedette incontestable de la production, Christian Gerhaher incarne un intense Don Alfonso, certes chanté « à l’allemande », avec une certaine tendance à exagérer la scansion du texte, mais prodigieux de caractérisation. Il se révèle en bonne complicité avec la Despina de Sandrine Piau, dont le relief scénique compense aisément un volume vocal resté modeste.
Les soupirants sont un peu effacés, le Ferrando de Sebastian Kohlhepp, jolie ligne et belles réserves de souffle, s’en sortant mieux que Konstantin Krimmel, bon comédien, mais dont le timbre manque de l’opulence qui doit révéler l’importance stratégique de Guglielmo dans les ensembles.
Les amantes ont un fort potentiel, autant la Dorabella volcanique d’Avery Amereau, dont chaque frémissement chanté répond à un tressaillement d’un corps perpétuellement sous tension, que la Fiordiligi de Louise Alder, dont le « Per pietà », délivré sur le fil d’une émotion constamment palpable, rend définitivement cette soirée mémorable.
LAURENT BARTHEL