Le 10 novembre, le nouveau directeur général de l’Opéra National de Bordeaux lève le rideau sur le premier titre de sa saison 2022-2023 : Madama Butterfly. L’occasion de dévoiler sa vision de l’art lyrique, à travers les liens qu’il entretient avec la société et la cité.
Est-ce un défi de succéder à Marc Minkowski, dont le mandat, assurément flamboyant sur le plan artistique, a été secoué de turbulences internes ?
À sa manière, et avec ses convictions, Marc Minkowski a été fidèle à la grandeur et à l’ambition de l’Opéra National de Bordeaux. Sur le plan artistique, en effet, il a donné le meilleur de ce qu’il sait faire. Et cette maison lui a permis d’être créatif, parce que les équipes sont vraiment en capacité de se mobiliser pour des projets hors norme. La stabilité d’un tel établissement repose sur un socle de confiance entre des tutelles, un personnel, une direction, des artistes. S’il est solide, on peut monter très haut. Mais la moindre fragilité provoque des chutes de tension, des trous d’air. Suis-je intimidé de passer après Marc ? Non, je suis fier. Convaincu et humble, à la fois. Je veux tenter des expériences inédites, montrer que l’opéra est un art vivant, qui sait se réinventer, créer des formats différents, interroger la société et les liens qu’il entretient avec elle. Idéalement, un terme me fait envie, que Kurt Weill et Bertolt Brecht ont beaucoup agité pendant la république de Weimar : le « Zeitoper ». Il me semble, en effet, très important de trouver un « opéra du temps ». C’est-à-dire défendre une tradition, une excellence, un patrimoine, mais aussi leur donner un sens aujourd’hui. Pour exprimer ce que les grandes œuvres nous apportent : Madama Butterfly ne raconte pas la même chose qu’il y a dix ans, et pas la même chose à Bordeaux qu’à New York. C’est pourquoi j’insiste sur le lien entre la musique, la danse, et la société. Il faut donner l’agilité et la confiance aux artistes, pour qu’ils s’intéressent à ceux qui les écoutent et les soutiennent, comme à ceux qui ne les connaissent pas. Car chanter, jouer, danser exige tellement de sacrifices qu’ils peuvent s’enfermer. Cela crée une forme d’ambivalence : on aime admirer un artiste qui nous semble hors du monde, mais on voudrait aussi qu’il ne soit pas totalement déconnecté de notre réalité. C’est cette alchimie que je souhaiterais résoudre à ma manière : ne pas changer ce qui est si extraordinaire à l’opéra, au concert, mais à côté des instants magiques, multiplier les moments de vie, qui permettent de découvrir une personne à côté de l’artiste.
Les municipalités écologistes sont considérées, à tort ou à raison, comme plutôt hostiles à l’opéra. Ainsi, dans leur introduction à la brochure de saison, Pierre Hurmic, le maire, et Dimitri Boutleux, son adjoint en charge de la création et des expressions culturelles, et président de la régie personnalisée de l’Opéra, affichent leur résolution à faire sortir « les arts lyrique, musical et chorégraphique (…) de l’entre-soi ». Quel dialogues entretenez-vous avec les édiles bordelais ? Sont-ils plus difficiles à convaincre ?
Il faut toujours convaincre. Ce qui est normal, parce que le soutien financier ne va pas de soi – et peut-être n’en a-t-il jamais été ainsi. Il y a un contexte politique, mais le sujet sur lequel je fais toujours attention de recentrer le débat, est artistique, et humain. Je leur parle de musique, de chorégraphie, de la vie des danseurs et des instrumentistes. Parce qu’ils n’en savent rien – de même que je ne connais pas la vie d’un pompier, d’un boulanger, d’un éducateur. Je comprends donc bien la distance qui existe. Mon travail consiste à faire saisir aux élus les enjeux liés à la musique. Sinon, nous ferons toujours face à la même difficulté, liée à la conviction que l’art est un divertissement, et qu’en tant que tel, il pourrait ne pas mériter autant de soutien. Cette dimension de divertissement existe, et il faut l’assumer, mais l’art est aussi quelque chose de plus puissant, et fondamental : un lien culturel, et profondément humain. Nous devons aller vers ces personnes qui peuvent critiquer l’entre-soi. Sans se renier, parce que nous restons nous-mêmes, mais en nous ouvrant. La clé, c’est le dialogue. C’est-à-dire ne pas arriver avec des idées toutes faites, et essayer de les diffuser coûte que coûte, mais au contraire, de proposer du sur-mesure. Plus nous irons dans cette direction, meilleures seront les discussions avec les partenaires extérieurs. Cela impose de trouver des formes légères, parce que celles de l’opéra ne s’accordent pas avec cette nécessité : elles sont ambitieuses, magnifiques, mais inamovibles. Sauf si l’on crée des répliques plus mobiles, plus agiles. D’où notre nouvelle Académie, et les versions pour chœur présentées en parallèle des grandes productions. Ce sont des angles d’entrée différents, et l’un complète l’autre, sans s’opposer. Il reste la forme absolue, d’art total, qu’il ne faut pas changer. Mais les constellations autour peuvent l’aider.
La brochure de saison est organisée sous forme de calendrier, et non par genre. Ne craignez-vous pas de déstabiliser le public ?
Il faut faire un choix. Soit vous fonctionnez par séparation de genres – une démarche plutôt marketing, qui contribue à entretenir des habitudes –, soit vous jouez la chronologie, et c’est une autre stratégie de communication, qui raconte une histoire globale. J’essaie de montrer comment les différents genres peuvent se nourrir, et quelquefois interagir, ce qui me permet aussi de créer des moments de festival. Ainsi, dans le cadre d’une thématique sur les forêts, nous présentons Jungle Book de Robert Wilson, qui résonne avec des concerts symphoniques et de musique contemporaine. C’est une façon de souligner que le classique peut dialoguer avec la pop, le jazz, l’électro, les musiques du monde, le baroque… Je fais confiance à nos spectateurs fidèles qui, de toute façon, sauront trouver ce qu’ils recherchent. D’ailleurs, ils se sont abonnés très vite, très haut, dès le lancement de la campagne pour la saison 2022-2023. C’est un très beau geste de leur part, d’autant que nous sommes toujours en sortie de crise sanitaire, et je les en remercie. Nous avons aussi changé le mode de lien avec eux, en faisant un peu plus de réservations par internet, au lieu de multiplier les rendez-vous personnalisés. C’est l’époque qui veut cela. Et je suis donc obligé, à certains moments, d’établir de nouvelles priorités. C’est mon travail, c’est mon choix, c’est ma personne, mais sans volonté de casser quoi que ce soit. Il est très important de respecter la maison, son histoire, et son public.
Vous présentez, avec l’ensemble des forces musicales de la maison, seulement trois grands ouvrages du répertoire lyrique, auxquels s’ajoute une version scénique du Requiem de Mozart. Est-ce un effet de la crise sanitaire ?
Nous proposons, en effet, quatre grandes productions – trois opéras et un oratorio scénographié –, et quatre spectacles lyriques dans des formes créatives intermédiaires : Jungle Book, dont j’ai déjà parlé, un opéra participatif, avec Une Cenerentola, l’expérience d’un chœur acteur dans Porgy and Bess, et enfin l’Académie, avec Didon et Énée revisited. Sans les travaux en septembre, nous aurions également présenté quatre ballets. Ce sont les fondamentaux de la maison, qui correspondent au maximum de ce que nous pouvons faire avec nos moyens financiers. Ce qui compte aussi, c’est la nature de nos grandes productions. Nous aurons une reprise, avec Dialogues des Carmélites, dans la belle mise en scène de Mireille Delunsch (2013), comme un hommage à la maison, et à la continuité ; La Favorite, un nouveau spectacle, que nous partageons avec le Teatro Donizetti de Bergame, où il sera créé en novembre, et qui n’était pas initialement confié à Valentina Carrasco, que j’ai choisie et que je suis très content d’accueillir ; Madama Butterfly, qui marque la réouverture du Grand-Théâtre après les travaux, dans une production de l’Opéra de Göteborg, signée Yoshi Oïda, et jamais donnée en France ; et, enfin, le Requiem de Mozart, une forme inventée, spéciale, parce qu’il est très délicat de rendre dramatique une telle œuvre. L’idée que nous avons eue, avec Stéphane Braunschweig, est d’utiliser au maximum l’aspect symbolique de ce que peut traduire une mise en scène. Ce sera d’ailleurs plutôt un oratorio porté à la scène, avec des éléments de décor évocateurs. Pour essayer de trouver une manière plus elliptique de travailler sur la représentation – qui plus est, dans une tentative assez expérimentale d’être en circuit fermé, puisque nous avons un objectif de zéro achat.
Deux opéras français sont ainsi à l’affiche – puisque c’est bien la version originale de La Favorite que vous proposez –, dans cette maison qui, sous la direction de Marc Minkowski, mais aussi, avant lui, de Thierry Fouquet, aura été un paradis pour les chanteurs français. Va-t-elle le rester ?
Bordeaux est un berceau de l’art vocal français, du plus haut niveau. Je m’en félicite, j’en suis honoré, et je veux absolument continuer cette histoire. Mais il y a aussi beaucoup de bel canto, et de lyrisme – tourné davantage vers l’Italie que vers l’Allemagne, pour l’instant. La France, oui, mais au sens le plus ouvert sur le monde. Et c’est bien le destin de tous ces chanteurs qui font la fierté bordelaise – Stanislas de Barbeyrac, Florian Sempey, Aude Extrémo, et Natalie Dessay avant eux – de faire des carrières internationales. Il est très réjouissant de ne quasiment plus entendre les institutions françaises douter de nos artistes. Mais je ne le dis pas sur un ton nationaliste ; il s’agit simplement d’une question de confiance dans notre culture et notre capacité à être nous-mêmes.
Venant de la Philharmonie de Paris, dont vous avez dirigé le département « concerts et spectacles », auriez-vous eu la même appétence pour une maison d’opéra, au sens plus strict du terme ? Car, avec ses deux salles, sa programmation symphonique et chorégraphique, l’Opéra National de Bordeaux est bien plus qu’une maison d’opéra…
Pour qui ne connaît pas bien la maison, cette dénomination peut même s’avérer trompeuse. Nous avons, en effet, deux sites, le Grand-Théâtre et l’Auditorium. J’avoue que cette double destination m’a beaucoup attiré, parce qu’on peut à peu près tout faire. À l’échelle de Bordeaux, c’est un peu une autre Cité de la Musique, encore agrandie par le ballet et l’opéra. Une maison traditionnelle aurait, de prime abord, moins correspondu à mon histoire. Mais en y regardant de plus près, quasiment plus aucun théâtre n’a, aujourd’hui, un mode d’activité ressemblant à ce qu’on observait, il y a vingt ans. Un grand cap a été franchi, dès lors que ces maisons ont toutes compris qu’il fallait absolument ne pas en rester aux formes traditionnelles de l’opéra : les conserver, mais développer une série d’actions autour. Sinon, on s’enferme !
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI