Opéra Berlioz/Le Corum, 4 octobre
En entrant, le spectateur est surpris. Alors que l’affiche fait état d’une mise en scène, l’occupation de l’immense plateau de l’Opéra Berlioz annonce plutôt une mise en espace. De fait, c’est bien à cela que l’on assiste, Annabel Arden ayant adapté à la salle montpelliéraine sa production de 2019, conçue pour Opera North, dans le spectaculaire Victoria Hall de l’hôtel de ville de Leeds, inauguré en 1858.
Pas de décor, donc, mais l’orchestre largement déployé sur la scène, les chanteurs devant ou au milieu des musiciens, les chœurs sur des gradins, au fond, côté cour, et un drap tombant des cintres, côté jardin. Pourquoi pas ? À en juger d’après les photos prises à Leeds, l’architecture exubérante du Victoria Hall (hautes colonnes, chapiteaux dorés, marbres peints, grand orgue, lustre monumental) conférait un relief très particulier au spectacle, qui fait défaut ici. Mais on est tout disposé à se laisser convaincre, en comptant sur les costumes et la direction d’acteurs pour compenser ce que le dispositif a de spartiate.
Las, il faut vite déchanter. Aida est en tee-shirt vert, pantalon kaki et baskets, Radamès en treillis, rangers et veste sale, Ramfis et le Roi en complet-cravate, Amneris en nuisette et talons aiguilles. Autant pour le plaisir des yeux ! Quant à la direction d’acteurs, faute d’idées saillantes, on n’en retient que les clichés et les incongruités : Aida astiquant régulièrement une table, spray de détergent à la main (parce qu’elle est esclave ?) ; Amneris enfilant un luxueux peignoir rouge et mettant des lunettes noires, pour les scènes d’apparat du I et du II…
Dès le début, le drap sert à des projections, dont on espère qu’elles éclaireront d’un jour nouveau, ou à tout le moins pertinent, le déroulement de l’action. La déception est, là encore, au rendez-vous. Assez statiques, très répétitives (des vues d’Alep détruite, des mains et des visages recouverts d’une couche de plâtre, qui s’effrite lentement…), elles n’apportent aucune plus-value, du moins dans l’Opéra Berlioz. À Leeds, il est probable que le contraste entre ces images de guerre et de décrépitude, et les fastes victoriens de la salle, symboles d’un Empire britannique en pleine expansion, offrait de passionnantes pistes de lecture.
L’exécution musicale, heureusement, compense largement. Chapeau bas à Valérie Chevalier, directrice générale et artistique de l’Opéra Orchestre National Montpellier, qui, sans les moyens financiers des grandes maisons internationales, a réussi à composer un plateau qui tient la route. Saluons, d’abord, l’excellence des comprimari : la soprano Cyrielle Ndjiki Nya et le ténor Yoann Le Lan peuvent prétendre à mieux que la Grande Prêtresse et le Messager, mais quel bonheur d’entendre ces deux rôles aussi bien chantés !
Côté voix graves masculines, la palme revient au Roi remarquablement présent, sonore et nuancé, de Jean-Vincent Blot. Ramfis un peu trémulant, en début de soirée, Jacques-Greg Belobo stabilise son émission pour lancer, au IV, de vibrants « Radamès ! Radamès ! Radamès ! ». Leon Kim, de son côté, campe un Amonasro efficace et convaincu, malgré un phrasé insuffisamment noble.
Ketevan Kemoklidze n’a pas tout à fait le format d’Amneris, surtout dans une salle aussi vaste. Mais la mezzo géorgienne masque intelligemment son manque de résonance dans le grave, en jouant sur la sensualité de son timbre et l’arrogance de son aigu. L’actrice est, de surcroît, superbe.
La soprano coréenne Sunyoung Seo est une Aida à l’ancienne : grande voix de spinto, à l’expression assez anonyme, fièrement déployée dans la partie supérieure du registre (quelle puissance pour passer au-dessus des chœurs et de l’orchestre dans le finale du II !), mais incapable de filer un son – c’est gênant dans un rôle taillé sur mesure pour Teresa Stolz, tant admirée de Verdi, dont les aigus pianissimo étaient l’une des spécialités.
Comme dans Tosca, en mai dernier (voir O. M. n° 184 p. 52 de juillet-août 2022), Amadi Lagha rafle la mise, y compris auprès du public, qui lui réserve les applaudissements les plus tonitruants. Le ténor franco-tunisien a tout pour Radamès : la vaillance, le métal, l’aisance dans l’aigu, l’endurance. Il lui faut maintenant raffiner tout cela, comme il le faisait en Mario Cavaradossi, en évitant de découper certaines phrases à la serpe et d’en brutaliser d’autres, au mépris des nuances.
Les chœurs (Montpellier et Nice réunis), préparés par Noëlle Gény et Giulio Magnanini, n’appellent aucune réserve, pas plus que l’Orchestre National Montpellier Occitanie, dans une forme flamboyante. Il est dirigé, il est vrai, par un chef qui connaît son affaire. Le Letton Ainars Rubikis est une véritable découverte, du moins pour ceux n’ayant pas suivi son travail au Komische Oper de Berlin, entre 2018 et 2022, au poste de directeur musical. Sa précision, sa sensibilité, son sens de l’architecture d’ensemble font merveille dans Aida, nous donnant envie de le réentendre dans d’autres opéras de Verdi.
RICHARD MARTET