War Memorial Opera House, 10 septembre
Commande du San Francisco Opera, en ouverture de la saison célébrant le 100e anniversaire de sa fondation, Antony and Cleopatra marque un changement radical dans la manière d’aborder l’opéra de John Adams (né en 1947). Aux sujets contemporains que le compositeur américain a souvent privilégiés, depuis le succès de Nixon in China (Houston, 1987), succède une tragédie de Shakespare, située dans l’Antiquité.
Faut-il s’en étonner ? Cette échappée hors des territoires où on l’attend n’est pas la première dans la longue carrière d’un musicien qui, s’il se réfère, cette fois, à un passé lointain, n’en perd pas de vue le présent. Plutôt qu’abordés de manière frontale, les thèmes les plus brûlants de l’actualité politique sont simplement vus à travers un autre prisme, plus distancié.
Pour le livret, John Adams s’est adjoint le concours de deux compatriotes : la metteuse en scène Elkhanah Pulitzer et la dramaturge Lucia Scheckner. Le résultat est plutôt fidèle à la pièce, contrairement, par exemple, à deux opéras récents, inspirés de Shakespeare : The Tempest de Thomas Adès (Londres, 2004), qui reversifiait le texte, et Hamlet de Brett Dean (Glyndebourne, 2017), qui réorganisait l’ordre des scènes. Et ce, malgré quelques emprunts à Plutarque et Virgile.
John Adams décrit ainsi Antony and Cleopatra, tragédie créée à Londres, autour de 1607 : « Trois continents, quarante personnages, quarante-deux scènes, une dynastie sur le déclin et un empire au début de son expansion. (…) Un cocktail d’intrigue politique et de stratégie militaire, un véritable clash de civilisations. » De cette architecture décousue, pleine de coins et de recoins, le compositeur et ses collaboratrices sont parvenus à tirer un scénario en deux actes, à la fois épuré et intense, se concentrant sur la psychologie des protagonistes davantage que sur le grand spectacle de leurs conflits.
La musique, nerveuse, vrombissante, soutient la narration par des effets constamment renouvelés. Sur le plan instrumental, on note le rôle prééminent accordé au cymbalum (comme dans Scheherazade.2, « symphonie dramatique » pour violon & orchestre, créee à New York, en 2015) et l’usage subtil des gongs.
Dès le lever de rideau, la partition avance avec cette irrépressible énergie qui caractérise toute l’œuvre de John Adams. La tension érotique entre Cleopatra et Antony est d’emblée palpable, puisque les amants sont en train de se disputer. Le général sait qu’il doit quitter l’Égypte pour retourner à Rome, où l’attend le jeune Octavius, qui se fait déjà appeler « Caesar Augustus » (Caesar dans le livret).
La suite de l’acte I, entre Rome, Alexandrie et Athènes, est habilement agencée pour atteindre son point culminant dans la bataille navale d’Actium, où le traitement des chœurs – l’une des spécialités de John Adams – produit tout l’effet désiré. Antony part au combat plein de confiance, mais en revient vaincu et désespéré, prétexte à un furieux soliloque, sorte d’écho à celui de J. Robert Oppenheimer dans Doctor Atomic (San Francisco, 2005).
Au II, la musique se fait, à la fois, plus calme et plus profonde. On suit les échecs successifs d’Antony, ses relations de plus en plus éruptives avec Cleopatra, et la montée en puissance de Caesar, illustrée notamment par une scène, extrêmement réussie, dans laquelle le futur empereur harangue le peuple de Rome.
Voulant le reconquérir, après une énième dispute, Cleopatra fait croire à son amant qu’elle est morte, précipitant le suicide de ce dernier (qui se rate et n’expire pas tout de suite !). La plainte de la reine d’Égypte, alors qu’Antony s’éteint dans ses bras, est éloquente. Ensuite, il se passe sans doute trop de choses, avant qu’elle ne se tue (pour de vrai, cette fois !), l’opéra s’achevant dans une atmosphère de paix, comme s’il se volatilisait avec l’âme de la défunte.
Pour monter cet ambitieux ouvrage, le San Francisco Opera n’a pas souhaité imiter les fastes hollywoodiens d’autrefois (par exemple, la Cleopatra réalisée par Cecil B. DeMille, en 1934, avec Claudette Colbert). On trouve, certes, des références au glamour de l’entre-deux-guerres, mais dans des décors fondamentalement simples et nets : de grands panneaux servant d’écrans à la projection de films d’actualité, tirés des archives – notamment des images de la foule envahissant les rues de Rome, à l’occasion du mariage de la fille de Mussolini, Edda, avec le comte Ciano, en 1930. Quant à la direction d’acteurs d’Elkhanah Pulitzer, elle convainc par son efficacité sans esbroufe.
La distribution est exceptionnelle. Le baryton canadien Gerald Finley, pour lequel le rôle d’Antony a été écrit (comme celui de J. Robert Oppenheimer dans Doctor Atomic), se montre exemplaire de force, de clarté et d’intensité. Après le forfait de Julia Bullock, en attente d’un heureux événement, Cleopatra échoit à la soprano égypto-néo-zélandaise Amina Edris. Une incarnation brillante sur le plan vocal, pour une héroïne égoïste, impatiente, à laquelle l’action n’apporte que peu de chaleur.
Troisième pilier du plateau, le ténor américain Paul Appleby campe un Caesar aussi direct et brutal qu’on l’attend. Les barytons-basses Hadleigh Adams et Alfred Walker projettent bien le texte, respectivement en Agrippa et Enobarbus. La mezzo-soprano Elizabeth DeShong, quant à elle, tire tout le parti possible des interventions d’Octavia, la malheureuse sœur de Caesar, qu’Antony épouse, met enceinte, puis abandonne.
Directrice musicale du San Francisco Opera, la cheffe coréenne Eun Sun Kim impressionne par sa maîtrise de la partition et le soutien constant apporté aux chanteurs. Parmi ses meilleurs moments, on citera les grands interludes orchestraux, où la musique littéralement s’envole.
Il est trop tôt pour dire si Antony and Cleopatra marque le début d’une nouvelle orientation dans la carrière opératique de John Adams. En l’état, nous y voyons une fascinante évolution du style de l’un des meilleurs compositeurs de notre époque. Attendons, maintenant, les reprises au Metropolitan Opera de New York et au Liceu de Barcelone, ses co-commanditaires et coproducteurs.
NICHOLAS KENYON