Grand Théâtre, 23 septembre
La Juive (1835) est un « grand opéra » pas tout à fait comme les autres. L’aspect spectaculaire y occupe, en effet, une place un peu moins prépondérante que dans d’autres fleurons du genre, comme Les Huguenots (1836) ou Le Prophète (1849). Raison pour laquelle les metteurs en scène ont tendance à s’en affranchir, pour se concentrer sur les conflits intimes des protagonistes, trahissant ainsi l’esprit de l’ouvrage.
Pour cette nouvelle production du Grand Théâtre de Genève, David Alden choisit… de ne pas choisir. Enfermé entre des parois de bois clair, avec les tuyaux d’un grand orgue, à l’arrière-plan, pour tout décor, le finale du I paraît, ainsi, bien « riquiqui » au regard du déploiement de faste requis, malgré la somptuosité du costume de l’Empereur.
Le finale du III, autre choc visuel attendu, est traité avec davantage d’apparat, mais le malaise du metteur en scène transparaît dans la coupure de l’incontournable « Ballet », comme dans un parti pris de dérision aussi contre-productif que le renoncement pur et simple au grand spectacle. Ainsi de cette Eudoxie en crinoline argentée, emplumée comme une meneuse de revue, de ce Léopold en complet doré, de ce Brogni certes en habit de cardinal, mais au jeu outrancier, digne du cinéma muet. Quelle est l’utilité de s’attaquer à un « grand opéra » si c’est pour en ridiculiser les codes ?
Le reste de la production, à laquelle on reconnaîtra le mérite de ne pas raconter une autre histoire que celle mise en musique par Halévy, réserve quelques bons moments de direction d’acteurs et de jolies trouvailles – Eudoxie rejoignant les Juifs dans le supplice, en écho à sa phrase du début du IV (« Que je sauve ses jours et puis qu’après je meure ! »). Cela ne suffit pas, hélas, à compenser une regrettable propension au misérabilisme, ni le recours aux clichés les plus éculés des mises en scène actuelles.
Dans la première catégorie, on rangera l’étroit et sinistre cul-de-basse-fosse, où s’enlisent les deux derniers actes, ainsi que la vilaine paroi de tôle, derrière laquelle surgissent de minces fumées, représentant le bûcher (là encore, quelque chose de plus spectaculaire est indispensable, le genre le veut ainsi). Dans la seconde, citons pêle-mêle : le mélange des époques dans les costumes (milieu XIXe, années 1930, période actuelle), censé contourner les écueils d’un ancrage temporel trop précis ; les nervis/miliciens faisant le coup de poing contre les Juifs ; le strip-tease d’Eudoxie, puis sa séance de préliminaires avec Léopold, pendant son « Boléro » du III ; l’introduction des enfants du couple (trois, dont un bébé !), qui n’apporte strictement rien.
La distribution est inégale. La basse russe Dmitry Ulyanov s’exprime dans un français plus intelligible, et un style plus sûr, qu’en Marcel des Huguenots, à Madrid, il y a onze ans (Brogni a été créé par le même interprète, le légendaire Nicolas-Prosper Levasseur). La voix, malheureusement, a perdu de sa superbe, sauf dans l’extrême grave, et la « Malédiction » du III est davantage aboyée que chantée.
Le ténor roumain Ioan Hotea fait toutes les notes de Léopold, mais son timbre ingrat et son émission étroite retirent du charme au personnage, notamment dans sa « Sérénade » du I. On lui préfère la soprano russe Elena Tsallagova, Eudoxie à l’aigu facile et aux vocalises impeccables, à laquelle fait néanmoins défaut le chic suprême d’Annick Massis, insurpassée depuis son incarnation à l’Opéra Bastille, en 2007.
Le jeune baryton croate Leon Kosavic est une révélation. Son timbre superbe, son émission arrogante et sa technique sans faille transforment Ruggiero et Albert en véritables premiers plans, dont on attend les interventions avec autant d’impatience que celles des protagonistes.
Prédestinée aux emplois de « grand lyrique » du répertoire français (voir sa magnifique Marguerite de Faust, déjà à Genève, en 2018), la soprano arménienne Ruzan Mantashyan n’est pas exactement une Rachel. L’aigu se déploie sans problème, l’accent possède l’intensité requise, mais le bas du registre manque d’épaisseur dans cette écriture de « falcon », où une voix plus sombre fait davantage d’effet.
John Osborn, enfin, dans sa conquête des emplois conçus pour le phénoménal Adolphe Nourrit, pouvait-il ne pas se mesurer à Éléazar, après Arnold dans Guillaume Tell, Raoul des Huguenots et Robert dans Robert le Diable ? Écrit d’une manière différente des trois que nous venons de citer, le rôle, celui d’un père et non plus d’un jeune amoureux, appelle davantage de densité dans le médium et le grave, tout en continuant à réclamer une vraie facilité dans l’aigu.
À tout juste 50 ans, et trois décennies d’expérience de la scène derrière lui, le ténor américain frôle l’idéal, avec une finesse d’émission, une qualité de diction et une émotion dans le phrasé qui font particulièrement merveille dans un miraculeux « Dieu, que ma voix tremblante », au II. Dommage qu’une soudaine baisse de régime l’empêche de donner tout son impact à la meurtrière cabalette de la fin du IV (« Dieu m’éclaire, fille chère »), qu’il termine à grand-peine. Fatigue passagère ? On l’espère.
Après Robert le Diable et Les Huguenots, Marc Minkowski confirme ses remarquables affinités avec le « grand opéra » des origines. Dans La Juive, nous avons été particulièrement sensible à son sens du suspense dans la construction des ensembles, ainsi qu’à sa manière de mettre en valeur les audaces de l’instrumentation. Dirigeant un excellent Orchestre de la Suisse Romande et un valeureux Chœur du Grand Théâtre de Genève, le chef français réussit, plus d’une fois, à faire oublier tout ce qui fâche dans la mise en scène.
RICHARD MARTET