Abbatiale, 23 septembre
On doit à Leonardo Garcia Alarcon (né en 1976) la redécouverte de plusieurs ouvrages, comme Eliogabalo de Francesco Cavalli ou Il palazzo incantato de Luigi Rossi, mais aussi celle d’El Prometeo d’Antonio Draghi, dont il avait réécrit la musique du troisième acte, laquelle avait disparu.
Aussi, on attendait, avec curiosité, la première œuvre composée par le chef argentin en son nom propre, avec toutefois cette inévitable question présente à l’esprit : quelle musique peut bien écrire un maestro aussi imprégné de celle des XVIIe et XVIIIe siècles ? Peut-il éviter l’écueil du pastiche ? À l’audition, la réponse est simple : Leonardo Garcia Alarcon n’a rien voulu oublier, et ne s’est incliné devant aucun interdit. Comme il le dit lui-même : « J’ai souhaité créer un monde sonore que j’imagine déjà, mais que j’aimerais expérimenter et entendre pour la première fois de ma vie. »
Pour cette œuvre inaugurale, il a vu grand et a frappé fort. Sa Passione di Gesù, commande du Festival d’Ambronay, outre la dimension musicale et spirituelle qu’elle suppose, fait intervenir six principaux solistes et un chœur, avec un orchestre particulièrement riche, moins par l’effectif que par la variété des timbres. Les époques s’y télescopent : on entend aussi bien un cor moderne que deux trombones baroques, une dulciane qu’un contrebasson, une viole de gambe qu’un ensemble de violoncelles. Sans oublier des percussions d’où se détachent un jeu de cloches et un vibraphone, l’acoustique de l’Abbatiale étant utilisée au mieux, à la faveur du déplacement des chanteurs.
Tout commence par une voix lointaine qui chante le Dies irae traditionnel, auquel s’enchaîne le bandonéon : très vite, le climat est donné, mélange de musique du fond des âges et d’interventions pleines de fantaisie, à ceci près qu’on regrettera, à la fin de la soirée, que le bandonéon, ainsi que la harpe, aient été trop peu utilisés.
Toute la première partie (l’Incipit et les Canti I-III) prend la forme d’une célébration de la Passion, où la juxtaposition des voix produit une impression de foisonnement. Jésus (Gesù) est très présent, souvent secondé par l’Ange (L’Angelo). Marie (Maria) et Marie-Madeleine (Miriam di Magdala) se partagent le commentaire. La seconde partie (les Canti IV–IX) vire à l’opéra : Marie s’efface au profit de Marie-Madeleine et de Pierre (Pietro), mais aussi au profit de Judas (Yehudah), que Leonardo Garcia Alarcon veut ici réhabiliter pour le sacrifice qu’il a entrepris : trahir Jésus et lui permettre de pardonner.
L’ouvrage est d’ailleurs sous-titré Il Vangelo di Giuda, et le livret de Marco Sabbatini – essentiellement en italien, parfois en latin, voire en espagnol et en français, un seul court passage étant parlé – s’appuie aussi bien sur le texte apocryphe de L’Évangile de Judas que sur le Livre de Job, le Cantique des cantiques, des poèmes de Francisco de Quevedo, etc. On trouve même un passage en langue quechua, mais qui passe un peu inaperçu dans le flux de la musique.
Cette musique, précisément, est toujours expressive, et ne s’interdit pas d’être imitative. Le compositeur ouvre souvent les différents numéros de sa partition dans la nuance piano, puis fait intervenir les instruments dans de vastes crescendi. On peut difficilement oublier les références à Monteverdi, à Bach, mais aussi à Stravinsky, voire à Poulenc et, pourquoi pas, à la Misa Criolla. Les ariosos de Judas, au Canto V, s’inspirent sans complexe du chant vériste dans ce qu’il a de plus déboutonné, alors que tel autre passage a le profil modeste d’une chanson, tel autre celui d’un blues muni de ses glissandi de trombone.
Tous ces éléments sont brassés avec générosité (un canon perpetuum dodecaphonicus, lancé par le cor anglais, montre sans ostentation la maîtrise technique du compositeur), mêlés à des rythmes de danse (jacara, guajira), pour offrir une œuvre architecturée, lyrique, séduisante, qui n’a rien d’un collage. Quant à l’interprétation, elle est proche de l’idéal.
Leonardo Garcia Alarcon dirige lui-même sa musique : son ensemble Cappella Mediterranea et le Chœur de Chambre de Namur, dont il est le directeur artistique, répondent, avec un élan superbe, à sa baguette. Chez les sopranos, on retrouve la fidèle Mariana Flores, sensuelle et lumineuse Marie-Madeleine, Ana Quintans, tour à tour véhémente et apaisée en Marie, et l’Ange de Julie Roset, soumise à une tessiture extrêmement tendue, dont elle fait une espèce de rideau déchiré vers l’au-delà. Il y a un peu de pathos, parfois, dans le Jésus d’Andreas Wolf, d’un beau timbre de baryton-basse, là où le Judas du ténor Mark Milhofer et le Pierre du baryton Victor Sicard jouent, avec bonheur, la carte du théâtre.
La réussite de cette soirée nous donne envie d’entendre d’autres partitions signées Leonardo Garcia Alarcon, plus dégagées encore des influences qu’il a su, dès cette Passione di Gesù, mettre habilement à distance.
CHRISTIAN WASSELIN