Interview Peter Gelb : « Notre bataille consiste à conva...
Interview

Peter Gelb : « Notre bataille consiste à convaincre un public plus jeune de venir essayer l’opéra » 

27/09/2022
© Brigitte Lacombe

Sans doute la crise sanitaire a-t-elle précipité la mue du Metropolitan Opera, bastion de la tradition de plus en plus ouvert à la création – et à l’innovation ? Plutôt que de regarder en arrière, Peter Gelb, son directeur depuis 2006, décrypte l’avenir de l’institution lyrique new-yorkaise, dont la nouvelle saison ouvre avec Medea de Cherubini. 

La crise sanitaire a-t-elle modifié l’ADN du Metropolitan Opera ?

L’année et demie durant laquelle nos activités sont restées à l’arrêt m’a permis de réfléchir à la direction artistique du Met, et notamment au fait que nous avions besoin d’être beaucoup plus créatifs dans la programmation. Durant les saisons qui ont précédé la pandémie, nous avons constaté une évolution dans la réception des œuvres nouvelles et de productions plus dynamiques. Plutôt que de ramer contre le courant, j’ai eu la sensation que le public nous suivait davantage : en 2020-2021, nos deux plus grands succès de billetterie ont été la nouvelle production de Porgy and Bess de George Gershwin et Akhnaten de Philip Glass. Ceci, combiné à la pandémie et aux grands changements intervenus dans la société américaine, comme Black Lives Matter, qui ont secoué New York et le monde entier, m’a permis de mettre le pied sur l’accélérateur.


Yannick Nézet-Séguin en répétition avec l’Orchestre du Metropolitan Opera de New York © Jonathan Tichler / Met Opera

Avoir Yannick Nézet-Séguin comme directeur musical fait aussi une grand différence, parce qu’il est totalement aligné avec cette idée que l’opéra doit être tout sauf figé. Même si la programmation est, en principe, fixée quatre à cinq ans à l’avance, j’en ai modifié une partie, en faisant l’effort consciencieux et concerté d’inclure, dès à présent et à l’avenir, davantage d’œuvres nouvelles que le Met n’en a jamais présenté de toute son histoire. 

Nous vivons une sorte de nouvel âge d’or, particulièrement aux États-Unis, avec des compositeurs vraiment connectés à cette forme artistique pensée comme une expérience narrative, et qui veulent avoir du succès auprès du public – une évidence dans d’autres genres, et qui tend heureusement à le redevenir à l’opéra. 

La saison 2022-2023 verra donc la première scénique de The Hours de Kevin Puts, d’après le roman de Michael Cunningham et le film de Stephen Daldry, puis le retour de Terence Blanchard, après le succès de Fire Shut Up in My Bones, avec Champion

The Hours a été créé en version de concert en mars dernier par le Philadelphia Orchestra, dont Yannick Nézet-Séguin est aussi le directeur musical. Et nous venons d’achever un workshop de deux semaines avec Phelim McDermott, le metteur en scène, Annie-B Parson, la chorégraphe, des danseurs et des acteurs. La difficulté de cette histoire est de trouver une façon de connecter trois différents mondes, qui entrent en collision : celui de Virginia Woolf, au début du XXe siècle, celui de la mère de Richie, dans les années cinquante, et enfin celui de Clarissa Vaughan, trois décennies plus tard. Nous l’avons, je crois, résolue, grâce à des éléments scéniques mobiles d’une grande flexibilité.


Kelli O’Hara (Laura Brown), Joyce DiDonato (Virginia Woolf) et Renée Fleming (Clarissa Vaughan) dans The Hours de Kevin Puts © Paola Kudacki / Met Opera

Champion est le premier opéra de Terence Blanchard, composé il y a dizaine d’années, et qu’il est en train de réécrire, avec son librettiste Michael Cristofer. C’est probablement la première fois qu’un ouvrage lyrique est consacré à un boxeur, ce qui lui donne une dimension grand public. Je me souviens que j’écoutais les retransmissions des combats d’Emile Griffith à la radio quand j’étais enfant. Ce que je ne savais pas, c’est qu’il était gay – à une époque où un athlète ne pouvait pas le vivre ouvertement. L’action tourne autour du match où, raillé par son principal adversaire sur son homosexualité, il libère toute sa fureur, et non seulement le met KO, mais le tue, ce qui le hantera pour le restant de ses jours. C’est une très bonne histoire, et un rôle fantastique pour Ryan Speedo Green, une étoile montante du Met, qui incarnera le jeune Griffith, tandis qu’Eric Owens le jouera âgé. 

Nous avons au moins une douzaine de titres dans les tuyaux pour les saisons à venir, qu’il s’agisse d’œuvres existantes, comme Innocence de Kaija Saariaho, ou nouvelles signées Missy Mazzoli, Mason Bates ou Jeanine Tesori, dont les histoires ont toutes une résonance contemporaine. Une partie de notre bataille consiste à convaincre un public plus jeune qui, aux États-Unis, où la culture n’est plus enseignée à l’école, n’a pas la moindre idée de ce qu’est l’opéra, de venir essayer, puis à ne surtout pas le décevoir. C’est un grand défi. 

Qu’entendiez-vous par « des productions plus dynamiques »… par rapport aux standards du Met ?

Je considère l’opéra comme du théâtre, art que j’aime profondément. Mais il doit  raconter une histoire. Un exemple de production dynamique et stimulante est ce qu’a fait Simon Stone, pour ses débuts au Met ce printemps, dans Lucia di Lammermoor de Donizetti. L’action se déroulait de nos jours, dans la « Rust Belt », sans être pour autant une représentation métaphorique, dont la compréhension aurait nécessité la lecture d’un essai de cent pages. À quelques rares exceptions près, l’acte de déconstruction est mauvais pour l’opéra. Car il ne fonctionne que pour les initiés, et n’a aucune valeur pour un public inexpérimenté. 


Nadine Sierra dans le rôle-titre de Lucia di Lammermoor de Donizetti © Jonathan Tichler / Met Opera

Une partie du public vient-elle encore au Met uniquement pour écouter certaines voix ?

Probablement. Mais les meilleurs chanteurs d’aujourd’hui ne sont plus aussi populaires que les stars d’il y a trente ou quarante ans. L’opéra n’en reste pas moins une forme culturelle dérivée des combats de gladiateurs. Et les amateurs veulent entendre des artistes avec lesquels ils ressentent un lien particulier. 

Est-ce la raison pour laquelle Renée Fleming et Joyce DiDonato sont à l’affiche de The Hours, dans les rôles de Clarissa Vaughan et Virginia Woolf ?

En l’occurrence, c’est Renée Fleming qui m’a appelé pour me demander si j’étais intéressé par le projet, et j’ai immédiatement dit oui. Parce que je savais que Kevin Puts était un compositeur doué, et j’étais très excité à l’idée que Renée fasse son retour sur la scène du Met. Après ses adieux théoriques en Maréchale (Der Rosenkavalier) il y a cinq ans, elle ne pouvait pas revenir dans une pièce où elle allait être comparée à elle-même. C’est une artiste trop intelligente pour cela. Elle est partie au sommet de ses moyens, ce qui est rare pour un chanteur d’opéra, ou un athlète – ils ne savent en général jamais quand s’arrêter… 

Nous essayons toujours de distribuer tous les rôles à de grands artistes, et plus encore dans une œuvre nouvelle, où il est important d’avoir des noms qui aident à la vendre au public. Kelli O’Hara, qui interprètera le personnage que jouait Julianne Moore dans le film, vient de Broadway, mais elle a eu une formation classique, avant d’être dissuadée de continuer dans cette voie par le monde l’opéra. Le metteur en scène Bartlett Sher, qui avait travaillé avec elle sur South Pacific et The Light in the Piazza, m’a dit qu’elle voulait chanter de l’opéra. Elle a une belle voix de soprano lyrique, et s’est déjà produite à plusieurs reprises au Met, en Valencienne (La Veuve joyeuse) aux côtés de Susan Graham, puis de Renée Fleming, et en Despina (Così fan tutte). C’est une artiste sérieuse, mais dont le pouvoir d’attraction s’étend au public de Broadway. 

Vous avez choisi d’ouvrir la nouvelle saison avec une œuvre jamais représentée au Met, Medea de Cherubini…


Sondra Radvanovsky dans le rôle-titre de Medea de Cherubini © Marty Sohl / Met Opera

Et nous avons pris la décision de présenter la version italienne créée près de soixante-dix ans après la mort du compositeur, et rendue célèbre par Maria Callas. Nous programmons les nouvelles productions pour différentes raisons. Sondra Radvanovsky compte parmi ces grandes artistes pour lesquelles le public vient au Met. Nous lui devions une nouvelle ouverture de saison, cinq ans après Norma, et je savais qu’elle souhaitait chanter le rôle-titre. Je n’avais pas prévu, en revanche, à quel point le moment serait opportun. Le sujet de la pièce est la fureur d’une femme. Et nous vivons une époque, aux États-Unis où, du fait de la décision de la Cour Suprême sur le droit à l’avortement qui nous renvoie au Moyen-Âge, les femmes sont remplies de fureur. 

Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI

À voir :

Medea de Cherubini ouvre la saison 2022-2023 du Metropolitan Opera de New York le 27 septembre 2002 dans une nouvelle production mise en scène par David McVicar, avec Michele Pertusi (Creonte), Janai Brugger (Glauce), Matthew Polenzani (Giasone), Sondra Radvanovsky (Medea) et Ekaterina Gubanova (Neris), sous la direction de Carlo Rizzi. Retransmission en direct dans les cinémas par Pathé Live le 22 octobre 2022.
Coproduit avec le Greek National Opera, le spectacle de David McVicar sera repris au Stavros Niarchos Hall d’Athènes du 25 avril au 14 mai 2022, avec Anna Pirozzi dans le rôle-titre, et sous la direction de Philippe Auguin.

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