Markgräfliches Opernhaus, 9 septembre
Mis en musique pour la première fois par Leonardo Vinci, à l’instar de plusieurs autres livrets de Pietro Metastasio, Alessandro nell’Indie relate, avec force rebondissements, et en érigeant en exemple la magnanimité du roi guerrier envers les vaincus, la campagne indienne d’Alexandre le Grand.
Prenant avec les figures de l’intrigue les libertés qu’autorise, et même appelle, le théâtre, le plus grand poète dramatique de la première moitié du XVIIIe siècle les projette dans un monde inversé : les hommes y succombent à leurs pulsions, tandis que les femmes, par ailleurs maîtresses de leurs désirs, sont gouvernées par la raison. Audace absolue, surtout dans la cité papale, où la scène leur était interdite, au profit de castrats travestis (le « dramma per musica » de Vinci a vu le jour au Teatro delle Dame de Rome, le 2 janvier 1730). Quoique aussitôt désamorcée par l’exotisme du lieu de l’action et, plus encore, un traitement où le marbre antique se teinte d’une irrévérence assez ouvertement comique.
Paré, en son « Bayreuth Baroque Opera Festival », des triples attributs de directeur artistique, de chanteur – à la signature vocale toujours aussi fascinante, comme il a pu en faire la démonstration, le lendemain, lors d’un récital célébrant ses 40 ans de carrière – et de metteur en scène, Max Emanuel Cencic préfère exploiter cette ambivalence, plutôt que de s’attacher à des arrière-plans philosophiques qui auraient pu guider certains esprits tortueux sur la voie du « Regietheater » le plus aride. Et comment ne pas succomber à la tentation de la profusion, dans l’écrin surchargé de trompe-l’œil de l’Opéra des margraves (Markgräfliches Opernhaus) ?
L’Ouverture donne le ton de ces quatre heures de délire « queer », avec phallus géant, et autres éléphant et dromadaire montés sur roulettes, le tout doré évidemment, qui culmine, dès la fin de l’acte I, avec l’hilarante scène de jalousie virant au crêpage de perruque, au terme de laquelle Madame se prend soudain à folâtrer dans le suraigu de la Reine de la Nuit (Die Zauberflöte), alors que Monsieur entonne « La donna è mobile » (Rigoletto).
Cette Inde fantasmée, dont les étoffes chatoient jusqu’à saturation, doit autant au Royal Pavilion de Brighton, où George IV, « mise en abyme » oblige – sans que le procédé, vu et revu, heureusement ne pèse –, joue avec sa cour à se prendre pour Alexandre le Grand, qu’à Bollywood, grâce aux chorégraphies drolatiques, bien que parfois répétitives, de Sumon Rudra.
Est-ce trop, et facile ? Non, car Max Emanuel Cencic connaît bien le genre et la forme de l’« opera seria », le milieu lyrique d’alors, comme celui d’aujourd’hui ; et il défend ces partitions oubliées avec une telle ferveur, depuis la création de Parnassus Arts Productions, qu’il a plus que la légitimité de les tourner en dérision. Avec autant d’excès, voire de mauvais goût, toujours assumé, que de tendresse. Mieux, d’une œuvre dont l’enjeu dramatique s’étiole, il a le talent de faire un irrésistible moment de spectacle vivant, tape-à-l’œil et foutraque.
D’autant que la partition a besoin de cette débauche de fantaisie, Vinci y démontrant plus de savoir-faire que de génie. Exemple parmi d’autres : là où la situation, comme le texte (« Se il ciel mi divide »), devraient inspirer à Cleofide, la prima donna, informée de la mort de son amant, un poignant lamento, la voici qui explose de fureur… alors que la plainte échoit, dès la scène suivante, au subalterne Gandarte (« Se viver non poss’io »).
Pas un seul air – et les prétendants sont nombreux – ne parvient à frapper l’oreille avec l’évidence de « Vo solcando un mar crudele », absolue pépite d’Artaserse, testament du compositeur brutalement disparu. Ce chef-d’œuvre, créé quelques semaines seulement après Alessandro nell’Indie, également au Teatro delle Dame, a été ressuscité, d’abord en CD (Virgin Classics/Erato, 2011), puis à l’Opéra National de Lorraine, à Nancy, en 2012 (DVD Erato), et déjà avec une distribution exclusivement masculine, par Max Emanuel Cencic.
Dès lors inévitable, la comparaison tourne au désavantage du présent opus. Sans doute aussi, parce que le plateau, porté par l’archet à la fois remarquablement véloce et sensible de Martyna Pastuszka, sous l’effet duquel l’ensemble {oh!}Orkiestra tour à tour crépite et flamboie, est moins époustouflant.
Condamné au zézaiement par son personnage de vieux bossu repoussant, Nicholas Tamagna méritait peut-être mieux que le traître Timagene. À l’inverse, et malgré de jolies manières musicales, Maayan Licht, second choix après la défection de Dennis Orellana, touché par le Covid, paraît trop fluet, et fragile d’intonation, pour Alessandro – même « effeminato ». Et si le ténor de Stefan Sbonnik séduit, les coloratures de Gandarte le mettent d’emblée à l’épreuve.
Moins tendue par la tessiture de la coquine Erissena que par les sautes d’humeur de Nerone (L’incoronazione di Poppea), en juillet dernier, au Festival d’Aix-en-Provence, l’émission de Jake Arditti s’épanouit in extremis dans les courbes dolentes de « Come il candore », lui permettant enfin de varier l’expression, à défaut d’une couleur que la présence de Bruno de Sa ne rend que plus banale.
C’est qu’il est impossible, les yeux fermés, et même ouverts, de distinguer le prodige brésilien, d’une clarté, d’une extension dans l’aigu phénoménales, d’un soprano féminin. Lui seul, en Cleofide, se hisse au niveau du Poro de Franco Fagioli, dont le mimétisme avec Cecilia Bartoli, encore accentué par de longs cheveux ondulés, est plus saisissant que jamais.
La vocalisation du contre-ténor argentin, toujours plus martelée que fluide, a perdu en flexibilité, et les notes tenues, en éclat, mais le virtuose, dans ces numéros de haute voltige qui semblent n’avoir été écrits que pour lui, demeure inégalable.
MEHDI MAHDAVI