Anna Prohaska : Kurtag, Kafka-Fragmente
1 CD Harmonia Mundi HMM 902359
György Kurtag (né en 1926) est le dernier grand représentant vivant de la génération des compositeurs européens, nés au mitan des années 1920, tels Pierre Boulez (1925-2016), Luciano Berio (1925-2003), Karlheinz Stockhausen (1928-2007) et, entre autres, son compatriote György Ligeti (1923-2006).
Compositeur taiseux, pianiste raffiné (qui a joué et enregistré en duo, avec son épouse Marta Kurtag, disparue en 2019, sa propre musique et ses transcriptions merveilleuses d’œuvres de Bach), auteur d’un opéra, Fin de partie (Milan, 2018), d’après Samuel Beckett, le Hongrois est connu pour son goût pour les formes brèves, aphoristiques, à l’expressivité d’autant plus explosive qu’elle est contenue.
Pensés pour la formation rare d’une voix de soprano et d’un violon, les Kafka-Fragmente op. 24 (1985-1987) puisent leur matière littéraire dans le Journal et la Correspondance de l’écrivain austro-hongrois d’expression allemande. Ce sont des notations à l’étrange banalité (Les Lingères) ou excentriques (Un jour, je me suis cassé la jambe), poétiques (Rêveuse s’inclinait la fleur), psychiquement paradoxales (Le Coït comme punition), etc.
Cris et chuchotements, caresses, morsures et griffures – on pense parfois à l’expression graphique du peintre américain Cy Twombly – marquent l’expression de ce cycle de près d’une heure, constitué de quarante pièces (réparties en quatre parties), dont la plupart ne dépassent pas la minute. Les rares à s’exprimer au-delà des quatre minutes semblent d’infinis espaces dans ce monde de rétention et de compression : la n° 20 (Le Vrai Chemin), qui constitue à elle seule les quelque sept minutes de la deuxième partie du cycle, et la dernière (Nocturne), dont l’écriture semble figurer, par des motifs tremblés ou capricants de la voix et de l’archet, une sorte d’incantation populaire sous une lune inquiétante.
L’imagination extraordinairement variée de Kurtag fait de chaque chaînon de ce qui est, en quelque sorte, un cycle de lieder, l’objet d’une concentration poétique et émotionnelle. Ces micro-climats sont faits de sons allant du ténu jusqu’au cri (Rien de tel), du chant lyrique jusqu’au parlé-chanté hérité du Pierrot lunaire (1912) de Schoenberg. Jamais les techniques avant-gardistes requises pour la partie de violon ne sont autrement justifiées que par le supplément de poésie qu’elles fournissent.
Dans cet enregistrement de studio, réalisé en mai 2020, la soprano autrichienne Anna Prohaska et la violoniste allemande Isabelle Faust semblent deux clowns blancs en symbiose (sur la pochette, maquillées de blanc, habillées en hommes et chapeautées, elles représentent évidemment Kafka), au service d’un théâtre personnel très imagé, très expressif, qui fascine autant par son esprit fantasque que par la précision de l’interprétation.
RENAUD MACHART