D’une notoriété planétaire, son éclectisme n’en finit pas de surprendre. Robert Carsen parcourt le monde à la fois dans les opéras les plus prestigieux, mais aussi dans des lieux, plus inattendus, comme le théâtre grec de Syracuse pour un spectacle à guichets fermés. Cet infatigable voyageur a pour seule ambition, «cultiver la vie».
Âgé de 68 ans, le Canadien Robert Carsen est né à Toronto, capitale de l’Ontario. Véritable explorateur, il a notamment mis en scène la Tétralogie de Richard Wagner, des cycles Janacek ou Puccini, tout comme L’Histoire du soldat de Stravinsky, représenté à Londres avec Sting. La comédie musicale Sunset Boulevard et la réalisation, à Disneyland Paris, d’un dîner-spectacle figurent aussi parmi les références d’un homme dont le travail montre un esthétisme à la fois raffiné et efficace. Aujourd’hui, Robert Carsen est une personnalité incontournable du monde de l’opéra.
Quand êtes-vous allé à l’opéra pour la première fois ?
Vers 1960. J’avais environ six ans. Mes parents rendaient visite à des amis dans le Connecticut. Nous avons vu Hänsel et Gretel de Humperdinck dans une grange spécialement aménagée pour les plus jeunes. Pendant mon enfance, j’ai vite compris que la culture était très importante pour ma famille et cela a été une énorme chance pour moi. Mon père a d’ailleurs été l’un des membres fondateurs de l’Art Gallery of Ontario en 1966.
Quels sont vos souvenirs musicaux des années 1960 au Canada ?
L’activité lyrique de Toronto, mise en route vers 1950, était bien plus modeste qu’aujourd’hui. La musique classique, en revanche, était vraiment valorisée et j’ai été très impressionné par Seiji Ozawa, le jeune directeur musical de l’orchestre symphonique de la ville. Ma famille faisait un voyage par an à New York. Cela m’a permis de découvrir le travail théâtral de Peter Brook avec ses mises en scène pour la Royal Shakespeare Company du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare et de Marat-Sade de Peter Weiss, également présentées aux États-Unis.
Quelle a été votre première mise en scène d’opéra ?
Elle a été réalisée, au Royaume-Uni, pour une compagnie semi-professionnelle de Bristol. Ce fut Le Couronnement de Poppée de Monteverdi. J’ai eu la chance de tomber rapidement sur cette troupe après mes études comme comédien au Bristol Old Vic Theatre School. Je venais de décider de me tourner vers la mise en scène et l’assistanat. J’ai été assistant pendant neuf ans avant de pouvoir monter ma première mise en scène professionnelle.
Arturo Toscanini disait que, dans les années 1890, un ouvrage vieux d’une décennie était regardé comme une antiquité…
Aujourd’hui, c’est l’inverse. Le répertoire actuel court sur cinq siècles, de Monteverdi à la compositrice finlandaise Kaija Saariaho et nombre d’autres, comme Giorgio Battistelli ou Detlev Glanert. Mais le nombre des œuvres constituant le répertoire a fortement diminué. Il était beaucoup plus large voici un siècle.
Comment choisissez-vous les ouvrages que vous mettez en scène ?
En fonction de divers critères. Parfois, il y a le vœu de travailler avec un chef d’orchestre précis. C’est le cas pour William Christie. Une longue amitié existe entre nous. Je prends aussi en compte le fait que l’œuvre retenue sera donnée en création mondiale ou encore qu’elle soit absente du répertoire actuel. Il m’est rarement arrivé de monter une nouvelle production de la même œuvre plus d’une fois. Mais, dans tous les cas, il faut que j’aime l’œuvre, que je sente que je vais pouvoir créer un pont entre celle-ci et le public quand il viendra la découvrir ou la redécouvrir.
Comment préparez-vous vos mises en scène ?
Ma méthode d’approche est complexe. Comment aborder une œuvre ? J’ai besoin d’analyser en détail sa substance. Puisque je dois construire un pont entre elle et le public, il m’appartient d’en capter au maximum le contenu émotif et intellectuel. Toute œuvre est, pour moi, moderne, car elle l’était au moment de sa création. J’essaie de la voir comme si elle venait d’être écrite, comme si on concevait une première mondiale. Certaines, paradoxalement, ont un contenu social et politique beaucoup plus aigu aujourd’hui qu’à leur époque. Quand je monte un opéra, j’étudie en lisant à haute voix le texte des personnages. Je suis très attentif à ce que chacun d’entre eux dit des autres protagonistes. Il y a une tâche considérable avec le texte confié aux chanteurs quand on met en scène. Je cherche toujours à supprimer le superflu. Je préfère essayer d’aller de l’intérieur vers l’extérieur et non parcourir le chemin inverse.
Selon Alban Berg, il faut jouer les modernes comme s’ils étaient des classiques et les classiques comme s’ils étaient des modernes…
Très pertinente formule ! Quand j’aborde un ouvrage, je me demande tout de suite quel est l’animal qui se trouve entre mes mains. J’ai déjà été amené à travailler sur des œuvres dont le contexte ne parle pas au public de notre époque. J’en ai fait l’expérience avec Candide de Leonard Bernstein au Théâtre du Châtelet en 2006. Les références employées par Voltaire ne nous disent plus grand-chose. J’ai été amené à demander à la Bernstein Foundation la permission d’effectuer des modifications dans le livret. J’ai vécu une expérience comparable avec L’Opéra des gueux de John Gay, ouvrage satirique datant de 1728. Il montre le Londres des prostituées, des receleurs et des brigands. Lorsque je l’ai monté, avec William Christie, aux Bouffes du Nord en 2018, il a fallu avec Ian Burton, mon dramaturge depuis trente ans, actualiser divers aspects du texte parlé pour capter l’esprit transgressif et irrespectueux de l’original.
Vous êtes donc favorable à l’actualisation ?
Oui et non. Il y a deux sortes d’actualisations : celle d’un texte et celle de l’action globale d’une œuvre. Dans les deux cas, une grande prudence s’impose. L’actualisation n’a pas à être systématique. Certes, des figures comme Giorgio Strehler, Peter Stein ou Patrice Chéreau y ont eu parfois recours quand ils rendaient modernes les décors et les costumes. Mais on a vu également les personnages d’un spectacle porter des jeans et des sneakers sans qu’ils entretiennent une vraie relation avec le monde contemporain. J’évite, si possible, de tomber dans l’anecdote scénique.
La culture dite savante traverse une crise. Déjà évidente ces dernières années, elle s’est accentuée avec la crise du Covid-19. Comment revenir à une fréquentation substantielle des lieux culturels ?
Par le partage. Le spectacle est un art collectif, d’abord grâce à ceux qui le font, ensuite grâce à ceux qui y assistent. J’ai mis en scène la pièce Œdipe Roi de Sophocle au théâtre grec de Syracuse. On en a donné vingt représentations à guichets fermés, pour un total de cent mille personnes. 30% d’entre elles étaient des jeunes spectateurs, venus avec leurs familles.
Quelles réflexions suscite, chez vous, la pandémie ?
L’atmosphère générale est anxiogène. S’y ajoutent la situation économique et la guerre en Ukraine. Il est très difficile de retrouver la paix intérieure. Est aussi apparu le phénomène des individus isolés, enfermés chez eux devant leur ordinateur au lieu d’aller au spectacle. Il devient compliqué de remplir les salles. Le rôle, déjà complexe en soi, des directeurs de théâtre a pris une tournure plus vétilleuse que jamais. S’ils doivent bien connaître leur métier et avoir des nerfs très solides (rires), ils ont maintenant à faire preuve d’une imagination par principe sans limites. Je tiens à leur rendre hommage.
Quel est, à vos yeux, le but de l’existence ?
Cultiver la vie, qui est notre bien le plus précieux, car elle est courte. Tel est le sens de La Flûte enchantée de Mozart. Cette œuvre célèbre la vie, mais constitue également une initiation à la mort.
Vous avez, en quatre décennies, signé plus de cent productions, s’étendant du XVIIe siècle à la création contemporaine. Quelles sont vos envies encore non accomplies ?
Faire ce que je n’ai encore pas fait. J’aimerais continuer à explorer Haendel, dont j’adore les espaces psychologiques. Je veux aussi monter The Rake’s Progress de Stravinsky, auquel je songe depuis des années. J’ai soif de comédie musicale et de théâtre parlé, comme je l’ai déjà fait avec des textes de Shakespeare, grâce à La Tempête à la Comédie-Française, de Sophocle, de Brecht ou d’Oscar Wilde. Je souhaite également présenter de nouvelles expositions. Leur réalisation est aussi complexe que celle d’un opéra. Cela m’a amené a commencé à signer mes propres décors, souvent avec Luis Carvalho. Nous le ferons ainsi tous deux pour Ariodante au Palais Garnier, au printemps 2023.
Et à court terme ?
Pendant la saison 2023-2024, je réaliserai Peter Grimes de Benjamin Britten au Teatro alla Scala de Milan. Je présenterai aussi Werther de Massenet à Baden-Baden. Fin septembre 2022, j’aurai monté Aïda à Covent Garden. Prévu pour être donné en 2020, ce spectacle se produira avec deux ans de retard à cause du Covid-19.
Comment voyez-vous Aïda ?
Joué pour la première fois au Caire en 1871, Aïda constitue un opéra où retentit de manière obsédante le thème de la guerre. Il est d’une grande actualité. Les conflits armés sont mobiles et visiblement sans fin : un jour l’Égypte contre l’Éthiopie, un jour un pays du Moyen-Orient contre un autre pays de la zone, un autre jour la Russie contre l’Ukraine… Aïda incarne une ligne typique de Verdi : l’incompatibilité entre le désir individuel et les contraintes sociales. Cette antinomie est très actuelle. Elle se trouve, hélas, en permanence dans nos sociétés.
Propos recueillis par PHILIPPE OLIVIER
À voir :
Orphée et Eurydice de Gluck, au Théâtre des Champs-Élysées les 21, 23, 25, 27 et 29 septembre, ainsi que le 1er octobre 2022.
La Flûte enchantée de Mozart, à l’Opéra Bastille entre le 17 septembre et le 19 novembre 2022.
Les Capulet et les Montaigu de Bellini, à l’Opéra Bastille entre le 21 septembre et le 14 octobre 2022.
Le Songe d’une nuit d’été de Britten, à l’Opéra de Rouen du 27 au 31 janvier 2023
Ariodante de Haendel, au Palais Garnier entre le 17 avril et le 20 mai 2023.