Disparu hier à l’âge de 91 ans, Jean-Luc Godard appartenait à une catégorie d’artistes dont la personnalité multiple autant qu’insaisissable débordait largement le seul monde du cinéma. Sa modernité n’est pas simplement « contemporaine », elle tient à la fois de celle de l’inventeur et de l’humaniste – deux figures qu’il aimait à réunir dans une façon de composer ses films en concevant seul tout le processus, depuis le scénario jusqu’à la prise de vue et même la diffusion. D’où la similitude entre ses films et une partition musicale sollicitant l’œil et l’oreille à parts égales.
Ce cinéma donne à voir les axes de construction, mais aussi les lignes de fuite et les repentirs, exigeant du spectateur une disponibilité qui puisse saisir le déroulé des images en une seule impression d’ensemble rapprochant le cinéphile du mélomane. Dans un entretien réalisé en 1968, il déclarait : « Je ne peux pas travailler avec un scénariste. De même, un musicien conçoit sa musique et moi mon film. L’un plus l’autre, je crois que c’est trop. La musique est un élément vivant, au même titre qu’une rue, que des autos, c’est une chose que je décris, une chose préexistante au film. »
La musique est omniprésente chez lui, avec des compositeurs emblématiques comme Georges Delerue (Le Mépris) ou Antoine Duhamel (Pierrot le Fou). Godard aimait réunir des mélodies populaires d’Aznavour ou Ferrat, et un concerto de Mozart ou un quatuor de Beethoven (Vivre sa vie, À bout de souffle…), une Chantal Goya en mode yéyé (Masculin, féminin) et Mathis der Maler de Hindemith (Nouvelle vague) ou les Rolling Stones (One+One). En disant dans les Histoire(s) du cinéma que « dans audiovisuel il y a d’abord audio », il dessine en creux une problématique qui met en regard les salles obscures avec les scènes d’opéra. Certes, on entend du Vivaldi dans La Chinoise, et le fameux « Suicidio ! » de La Gioconda de Ponchielli dans Sauve qui peut (la vie), mais il faut surtout citer Prénom Carmen (1983) et Armide (1987).
Dans le premier, il filme un film en train de se faire, avec des allusions très elliptiques au chef-d’œuvre de Bizet, alors tout juste tombé dans le domaine public. Très loin de la Carmen flamenco de Carlos Saura ou du film-opéra de Francesco Rosi, on ne voit pas ici de cigarières, mais le barreau de chaise de JLG et des répliques lapidaires comme « Tirez-vous, attirez-moi (…) Si je t’aime, t’es fichu. » Encore plus baroque et décalé, le court-métrage Armide, tourné en 1987 dans le cadre d’un film collectif intitulé Aria où dix réalisateurs (de Robert Altman à Ken Russell) évoquent chacun un opéra. Contre toute attente, Godard choisit cet ouvrage de Lully où l’héroïne tombe sous le charme de celui qu’elle était venue mettre à mort. Transposant le livret de Quinault dans un improbable univers où se croisent culturistes en plein effort et jeunes filles nues brandissant un couteau, Godard tresse une géométrie visuelle très rigoureuse éclairée par la voix de la soprano Rachel Yakar, interprétant le monologue « Enfin, il est en ma puissance ».
DAVID VERDIER
