Révélé grâce à Bach et Rameau, Raphaël Pichon a depuis élargi son horizon jusqu’au théâtre mozartien – et même, déjà, au-delà. Mais qui aurait pu imaginer que le fondateur de Pygmalion mettrait sur son pupitre la partition de Lakmé de Léo Delibes ? La présence de son épouse Sabine Devieilhe en haut de l’affiche de la nouvelle production de l’Opéra Comique n’y est sans doute pas pour rien. Explications.
Comment est né ce projet singulier de diriger Lakmé à l’Opéra Comique, où vous vous produisez avec votre ensemble Pygmalion depuis 2017 dans un tout autre répertoire ?
Ce projet est né de deux volontés distinctes, et tout d’abord d’un véritable coup de foudre en écoutant mon épouse Sabine Devieilhe à l’occasion de sa prise de rôle en 2012 à l’Opéra de Montpellier, puis en 2014, dans la précédente production de l’Opéra Comique. J’ai alors fait le vœu que nous ayons un jour la chance d’être réunis sur une nouvelle Lakmé, en prenant du recul vis-à-vis de cette émotion fondatrice et d’une certaine tradition de l’ouvrage. Avec l’ensemble Pygmalion, nous explorons la musique française des XVIIe et XVIIIe siècles, mais j’avais l’envie profonde de diriger un répertoire plus tardif, s’étendant jusqu’à Debussy et Ravel, pour lesquels j’éprouve aussi une grande passion. Delibes offre une trajectoire inouïe à sa protagoniste, dans un rôle particulièrement étoffé que l’on peut approfondir et nourrir de diverses manières, afin de trouver de nouvelles résonances. Dix ans se sont écoulés depuis les premières représentations de Sabine, au cours desquels j’ai eu la chance d’effectuer ce long compagnonnage avec l’Opéra Comique. La perspective de monter cet ouvrage dans le théâtre où il a été créé, en 1883, a du sens.
Qu’est-ce qui vous touche particulièrement dans cet opéra ?
Il s’agit d’une œuvre de transition où Delibes fait ses adieux à un certain opéra-comique tel qu’il avait existé pendant cent vingt ans. Le compositeur renonce en effet partiellement aux textes parlés, en les destinant principalement aux personnages anglais, afin d’accentuer le choc esthétique entre deux mondes, dont l’autre est plus onirique que véritablement indien. De plus, il oppose ces civilisations grâce à un jeu très personnel de contrastes et d’ambivalences à l’intérieur de la partition. On y respire les premiers parfums de ces chefs-d’œuvre du début du XXe siècle, où l’on rêve d’un ailleurs en musique. Lakmé est comme une première Mélisande, et l’orchestration évoque parfois Debussy dans ces effets de transparence et ces sonorités fragiles comme du cristal, qui me touchent énormément. Delibes sait parfaitement mettre le public en transe en créant des mélodies qui tournent sur elles-mêmes, par tout un jeu de répétitions et de transformations parfois impalpables, s’élevant sur une fabuleuse échelle de l’émotion.
Quelles sont les difficultés par rapport aux œuvres qui vous sont familières, et que découvrez-vous de complètement nouveau ?
Mon premier point d’interrogation a été de réunir des musiciens jouant sur des instruments d’époque qui allaient pouvoir se marier entre eux. J’ai donc été confronté à une réalité technique liée à la facture de ces instruments. Il s’agit aussi, pour l’ensemble Pygmalion, de reconstruire une expérience collective, avec quelques nouvelles têtes riches de leur propre bagage. Je dois également porter une attention particulière aux distances, en raison du caractère intimiste de la fosse de l’Opéra Comique, afin de respecter les équilibres sonores qui caractérisent cet ouvrage, sans jamais forcer le trait. Si l’on veut restituer toute la magie de la mélodie, avec ses élans de lyrisme mais en évitant tout effet vériste, il est essentiel de garder l’honnêteté et la simplicité de cet opéra, dans un engagement de chaque instant. C’est ainsi que l’on reste au bon endroit. Il y a cependant des difficultés internes à la partition. Pour illustrer cette idée d’un ailleurs, Delibes n’hésite pas, par exemple, à explorer des tonalités délicates où des instrumentistes jouent à découvert, dans un réel engagement de solistes.
En quoi y-a-t-il cependant une continuité, et sur quels autres compositeurs vous appuyez-vous ?
La continuité me paraît évidente, dans cette alchimie du tragique, du léger, mais aussi de la danse, puisque le deuxième acte de Lakmé comporte un ballet. Une telle fusion évoque les œuvres du XVIIIe siècle, et particulièrement celles de Jean-Philippe Rameau, qui avait aussi un sens des orchestrations chaleureuses en donnant la part belle aux bassons, tandis que Delibes met en avant le violoncelle. Le passage régulier du rire aux larmes est une vraie signature. Bien que le langage musical ait profondément évolué entre les deux compositeurs, on trouve déjà, chez le dernier Rameau, cette transparence typiquement française. Et Lakmé prolonge la nécessité du voyage et de l’ailleurs qui traverse Les Indes galantes. Je serais heureux d’aborder d’autres ouvrages plus tardifs, mais j’aime prendre le temps de me préparer à ces plongées dans l’inconnu, même si de nombreuses partitions m’attirent, de Berlioz aux Contes d’Hoffmann d’Offenbach, et d’Hamlet d’Ambroise Thomas à L’Enfant et les sortilèges de Ravel.
Comment envisagez-vous le travail avec le metteur en scène Laurent Pelly ?
Nous avions l’envie et le besoin, avec mon épouse, de visiter à nouveau Lakmé en prenant une certaine distance, pour débarrasser l’œuvre du décorum lié à l’époque de sa création. Cette Inde fantasmée n’a en effet plus grand-chose à nous dire aujourd’hui. La collision entre les sociétés occidentales et l’Orient féerique de l’opéra appartiennent à un ailleurs sublimé, mais la fable a une portée plus grande dans notre modernité. L’œuvre nous parle aussi davantage par la qualité de sa musique. C’est ainsi que Laurent Pelly a été choisi pour raconter cette histoire d’envoûtement et de fantasme de façon plus humaine. Le travail avec ce metteur en scène d’une grande expérience repose sur de passionnants échanges avec les interprètes, dans une véritable symbiose entre la direction d’acteurs et l’aspect musical. Nous nous posons ainsi toutes les questions dont cette partition a besoin pour retrouver, à la fois son extrême fraîcheur, et tout ce qu’elle contient, depuis le grotesque jusqu’au sublime.
Propos recueillis par CHRISTOPHE GERVOT
À voir :
Lakmé de Léo Delibes, avec Pygmalion, Frédéric Antoun (Gérald), Philippe Estèphe (Frédéric), Stéphane Degout (Nilakantha), Sabine Devieilhe (Lakmé), Ambroisine Bré (Mallika), François Rougier (Hadji), Elisabeth Boudreault (Ellen), Marielou Jacquard (Rose) et Mireille Delunsch (Mistress Bentson), sous la direction de Raphaël Pichon, et dans une mise en scène de Laurent Pelly, à l’Opéra Comique, du 28 septembre au 8 octobre 2022.
À écouter :
Mein Traum, Schubert, Schumann, Weber, avec Pygmalion et Stéphane Degout (baryton), sous la direction de Raphaël Pichon, CD Harmonia Mundi, HMM905345.
Parution le 7 octobre.