Slottsteater, 10 août
Il n’est toujours pas fréquent de voir des opéras de Vivaldi portés à la scène, notamment ce long Giustino, mais les quatre heures de spectacle (entractes compris) passent sans que l’intérêt ou le plaisir ne faiblissent. Évidemment, la partition offre des airs d’une grande variété, qui font entendre un Vivaldi au meilleur de son inspiration, mais la complète réussite de cette production repose sur la direction musicale et la mise en scène de George Petrou.
Le Théâtre du Château de Drottningholm (Drottningholms Slottsteater), inauguré en 1766, est un joyau quasiment unique : il a conservé ses machineries d’alors, ainsi qu’une trentaine de décors. Mais cela ne signifie pas qu’il faut se contenter de doter les chanteurs de costumes d’époque, de faire coulisser quelques panneaux et d’avoir recours à une gestuelle baroque.
Tout cela est présent ici, mais au service d’une idée aussi simple que brillante : transposer l’action de la Constantinople du VIe siècle à la cour du roi Gustave III de Suède, celui dont l’assassinat inspira Un ballo in maschera à Verdi – c’est d’ailleurs suite à ce crime, en 1792, que le Théâtre fut fermé, fermeture qui eut pour conséquence sa conservation en l’état, jusqu’à sa redécouverte, au début du XXe siècle.
Dans les très beaux costumes de Paris Mexis, l’empereur Anastasio et l’impératrice Arianna sont donc représentés en tant que Gustave III et son épouse, la reine Sophie-Madeleine, née princesse de Danemark. Rivalités amoureuses et politiques, jalousie, trahison, attaque d’un ours (ici remplacé par un serviteur ivre), la transposition fonctionne à tous les niveaux et fait plus qu’exploiter le lieu : elle l’incarne et nous transporte au XVIIIe siècle.
Dès l’Ouverture, on comprend qu’un spectacle se prépare à la cour de Suède : quelques éléments de décor sont vus de dos, on nettoie la scène, Leocasta fait des vocalises… Cette légère « mise en abyme » agit comme un fil rouge, tout au long de la soirée, permettant à certains personnages d’être, à la fois, dans et hors de l’action.
On peut ainsi voir Anastasio/Gustave III sur le côté, presque spectateur, en train d’écrire ce qui pourrait être le livret de l’opéra. Ou encore la déesse de la Fortune (Elin Skorup), figure fantomatique – inspirée de la mère de Gustave, la reine Louise-Ulrique, sœur de Frédéric II de Prusse, à qui l’on doit la construction du Théâtre – qui réapparaît régulièrement sur le plateau. Témoin ou tirant les ficelles du destin, à chacun de juger.
Il se passe beaucoup de choses, mais sans jamais parasiter le récit ou la musique, au contraire. De même, le recours régulier à la gestuelle baroque ne fige pas l’action ou le jeu des acteurs. De l’avantage d’avoir le chef comme metteur en scène ! Surtout que George Petrou et l’Orchestre (Drottningholmsteaterns Orkester) font preuve d’une énergie et d’un sens du théâtre splendides.
L’engagement des interprètes est sans réserve. Vocalement, une seule déception, l’Anastasio du contre-ténor italien Raffaele Pe. Les aigus sont trop tendus, le grave est éteint, et la diction bien médiocre, pour cause de consonnes souvent défaillantes. C’est d’autant plus regrettable que le reste de la distribution se montre impeccable sur ce plan.
Maîtrise des moyens, longueur de voix, finesse du chant, le contre-ténor ukrainien Yuriy Mynenko incarne, en revanche, un superbe Giustino. Très belles performances, également, des jeunes talents suédois, les sopranos Sofie Asplund et Johanna Wallroth, ainsi que la mezzo Linnea Andreassen.
En Amanzio, le sopraniste italien Federico Fiorio, au timbre clair et juvénile, d’une aisance totale, est une révélation. Et que dire de la prestation exceptionnelle de Juan Sancho ? Certes, le rôle de Vitaliano, rival politique et amoureux d’Anastasio, est sans grande complexité psychologique, mais ce que le ténor espagnol en fait est simplement extraordinaire. Quels da capo !
Devant une telle réussite d’ensemble, on pardonne sans hésiter les quelques coupures et le remplacement, à la fin de l’acte III, d’un air de Leocasta par le spectaculaire « Dopo un’orrida procella », tiré de Griselda. D’autant que cela sert parfaitement le propos : l’interprétation de cette page est l’aboutissement du spectacle qui se préparait depuis le début.
En effet, la cour rassemblée s’équipe ensuite de masques pour le bal, des hommes vêtus de longues capes noires à capuche les rejoignent, et le rideau tombe, alors qu’Anastasio/Gustave III fait face à la salle, les conspirateurs derrière lui, l’un pointant un pistolet sur sa nuque… La boucle est bouclée !
PHILIPPE GELINAUD