Grosses Festspielhaus, 12 août
La reprise de cette production de 2017 (voir O. M. n° 132 p. 43 d’octobre) ne paraissait pas devoir s’imposer, étant donné ses insignes faiblesses. La jugeant aujourd’hui « trop timide » et « minimaliste », laissant surtout « trop de place à la musique et aux chanteurs » (sic !), et pas assez à sa propre personnalité, l’artiste iranienne Shirin Neshat, installée aux États-Unis, avait annoncé un profond remaniement, avec un réinvestissement massif de son activité première de photographe et de cinéaste.
Cette réorientation s’avère toutefois modeste, et des plus malheureuses même, à commencer par un « Celeste Aida » en hiatus brutal avec la vidéo des préparatifs guerriers d’hommes défilant dans les rues, puis sur les remparts d’une ville orientale d’aujourd’hui. Très regrettables, encore, ces interruptions de la continuité musicale pour la projection sur le rideau noir, pendant plusieurs minutes, de visages burinés et rongés par la souffrance, ou pire, ces deux monumentales plantes de pieds auxquelles est accrochée une étiquette, signalant sans doute la présence d’un cadavre déposé à la morgue…
La deuxième partie introduit la couleur pour des vues de rivages battus par les flots, honorables en soi, mais plombées encore par des défilés funèbres ou des rituels de femmes voilées de noir, dont on voit bien les bonnes intentions politiques et morales, mais qui ne font que parasiter le drame intimiste. Pour le reste, c’est la même absence de direction d’acteurs, avec ces imperturbables groupements des chœurs face à la salle, ou ces défilés tirés au cordeau d’une désarmante naïveté, comme on n’ose plus guère en présenter aujourd’hui.
La fin se relève pourtant légèrement, après un procès de Radamès qui se déroule dans le très laid praticable monumental imaginé par Christian Schmidt, tandis qu’est projetée, sur ses faces extérieures, une assemblée glaçante d’ayatollas immobiles en robes rouges, et surtout dans une scène ultime, à l’intérieur du cube, où s’esquisse une vélléité de faire vivre enfin les personnages.
Les chanteurs apportent largement ce qui fait défaut à la production. Un gros coup dur est pourtant survenu, moins de dix jours avant la première, quand Anita Rachvelishvili a annoncé son retrait « pour raisons personnelles ». Eve-Maud Hubeaux, Amneris au Festival de Savonlinna, en juillet, a assuré un remplacement qui s’est révélé triomphal, tant l’adéquation de la voix, sombre et richement colorée, et le jeu intense, digne d’une grande tragédienne, ont contribué à enflammer le plateau.
Comme la très belle Elena Stikhina en Aida : la chaleur du timbre, l’homogénéité et la rondeur de son soprano spinto, l’actrice sensible et sensuelle, petite figure fragile même, aussi différente que possible de l’ample et très assurée Anna Netrebko de 2017, ont fait passer le frisson espéré.
Pour ses débuts en Radamès, Piotr Beczala affiche la bravoure héroïque et l’insolence des aigus, comme la science et le raffinement des piani attendus. L’acteur n’est pas précisément une bête de scène, et sanglé étroitement dans son uniforme, reste trop souvent planté face à la salle. Mais la caractérisation vocale est de tout premier ordre, et on peut la préférer à l’exclusif beau chant prodigué par Francesco Meli, en 2017.
Tous les trois nous comblent exceptionnellement dans les ensembles, les autres assurant tout aussi brillamment leurs rôles, à l’exception d’un Luca Salsi reconduit en Amonasro, mais qui paraît, cette fois, un peu fatigué. Les chœurs très fournis (Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor) déploient toujours une perfection qui semble véritablement insurpassable, tandis qu’on sait gré à Alain Altinoglu, outre l’impeccable mise en place, d’animer au mieux ce qui peut l’être, notamment pour les splendides duos, où s’oublient les démissions et contresens de la mise en scène.
Le public réserve, au rideau final, un triomphe aux chanteurs, mais n’épargne pas de solides huées à la responsable d’une production qu’on espère bien, cette fois, ne plus revoir !
FRANÇOIS LEHEL