Interview Bruno de Sa : Le sopraniste venu du brési...
Interview

Bruno de Sa : Le sopraniste venu du brésil

31/08/2022
© Parlophone Records/Laure Bernard

Avec la résurrection d’Alessandro nell’Indie de Vinci, le 7 septembre, au « Bayreuth Baroque Opera Festival », puis la sortie d’un premier récital discographique, le 16 septembre, sous étiquette Erato, la carrière de l’un des artistes les plus prometteurs du moment décolle.


© Parlophone Records/Laure Bernard

Votre premier récital discographique – Roma travestita (Erato) – m’évoque doublement Cecilia Bartoli. Pour le concept, c’est un peu le pendant opératique d’Opera proibita (Decca), où elle chantait des airs d’oratorios italiens de la première décennie du XVIIIe siècle, époque où l’opéra était interdit. Mais pour le visuel, votre couverture fait plutôt penser à celle de son album Farinelli (Decca), où elle arborait une splendide barbe, évoquant irrésistiblement Conchita Wurst !

Vous avez raison : je rends un double hommage à Cecilia Bartoli qui, pour ma génération, est une référence et un modèle. Elle a tant fait pour la redécouverte du baroque ! Dans mon disque, j’ai regroupé des airs de personnages féminins créés par des castrats. L’idée m’en a été généreusement soufflée par Max Emanuel Cencic, quand il a su que je cherchais un concept pour un premier récital. À partir de là, mon conseiller musicologique Yannis François a effectué un gigantesque travail pour élaborer ce programme, qui va de 1721 à 1760, avec des airs de Vivaldi, Alessandro Scarlatti, Vinci et Galuppi, mais aussi de compositeurs bien moins connus, comme Di Capua, Arena, Cocchi ou Conforto. Le petit clin d’œil, c’est que s’il comporte énormément d’inédits et de redécouvertes – notamment des arie pour Farfallino, chanteur dont je me sens très proche pour la vocalité –, la dernière plage est l’air « Furie di donna irata » de Piccinni, rendu célèbre par Joan Sutherland dans son fameux album The Age of Bel Canto (Decca). Mais qui sait, aujourd’hui, qu’il a été écrit pour un castrat ? En tout cas, c’est une très grande chance pour moi d’entrer chez Erato, avec ce programme qui me semble aussi porteur qu’original !

Parlez-nous de votre actualité chez Parnassus Arts Productions, cette agence créée par Max Emanuel Cencic, à laquelle vous êtes associé, et plus précisément de cet Alessandro nell’Indie de Vinci, que vous allez ressusciter à Bayreuth, à l’Opéra des Margraves (Markgräfliches Opernhaus), le 7 septembre…

Entrer chez Parnassus a été un rêve, car je me suis mis soudain à côtoyer, en concert d’abord, puis sur scène, toutes ces idoles, dont les enregistrements ont tant fait pour ma formation : Max Emanuel Cencic, bien sûr, mais aussi Franco Fagioli, Julia Lezhneva… Chanter à leurs côtés était très impressionnant, mais très inspirant aussi. Comme à sa création, en 1730, Alessandro nell’Indie sera interprété par une distribution entièrement masculine. J’y serai Cleofide – rôle très tendu dans les récits, beaucoup moins dans les airs, ce qui est inhabituel –, dans une mise en scène de Max Emanuel Cencic. Mon seul regret est que, pour être crédible en Cleofide, il faudra que je me rase la barbe !

Vous avez ici la caution historique et musicologique de tenir des rôles de femmes écrits pour des castrats, mais dans votre parcours déjà riche, je note que vous abordez aussi bien des rôles d’hommes chantés par des castrats (Sesto dans La clemenza di Tito, Nerone dans Agrippina) que ceux créés par des femmes (Sesto dans Giulio Cesare, Cherubino dans Le nozze di Figaro, Romeo dans I Capuleti e i Montecchi)… et des parties féminines absolument pas destinées à des castrats, comme Barbarina dans Le nozze di Figaro ou la Première Dame dans Die Zauberflöte. Sans parler de la création mondiale d’Andersens Erzählungen (Bâle, 2019), de Jherek Bischoff, où vous incarniez… la Petite Sirène ! Qu’est-ce qui guide vos choix ?

Parfois, ce ne sont pas vraiment des choix, mais juste des occasions qui se présentent. Prenez la Première Dame : la titulaire est tombée malade, et faute de remplaçante disponible, je me suis proposé. Ils ont accepté, car c’était ça ou annuler le spectacle, et cela a été un grand succès ! Pour Barbarina, à Bâle, le concept était très intéressant, Cherubino étant interprété, comme d’habitude, par une femme. Barbara Frey voulait un couple ambigu, avec un Cherubino ne cachant pas ses attributs féminins et une Barbarina habillée en homme : c’était très amusant ! Pour la Petite Sirène, c’était dans une création contemporaine, inspirée à la fois des Contes d’Andersen et de sa vie. Me donner ce rôle avait du sens, car cela montrait à quel point, à travers ce personnage, Andersen avait projeté son propre amour impossible pour un homme. Pour moi, le genre n’a aucune importance : seule compte l’adéquation vocale ! Chez Haendel, par exemple, Ariodante, Serse ou Ruggiero (Alcina) ne me conviennent pas, à mon grand regret : je les laisse à Franco Fagioli, qui y excelle. Chez Bellini, j’aimerais bien refaire Romeo, mais le rôle me demande tellement plus d’efforts que si je me lançais dans Giulietta, parfaite pour ma voix !

Seriez-vous prêt à chanter Giulietta, sur scène, face à un Romeo féminin ?

Absolument ! Je pense même que ce serait un concept extraordinaire, tout à fait dans l’air du temps, qui interroge la fluidité des genres et leur non-cloisonnement. Je trouve le monde lyrique très conservateur et hypocrite : on juge normal qu’une femme chante un rôle d’homme, mais le contraire semble impossible, ou acceptable seulement dans un contexte ridicule ou parodique. Mais en quoi serait-il absurde qu’un soprano masculin chante une partie de femme non créée par un castrat ? À notre époque, qui aime ranger les individus dans des cases, les justifications apportées sont la tradition, ou l’intention du compositeur, mais il est clair qu’il s’agit uniquement de préjugés sexistes. Pour moi, tout artiste disposant des capacités vocales requises pour un rôle a le droit de le chanter, sans considération de genre. Chez Mozart, par exemple, je ne vois aucune différence entre les parties écrites pour castrat et celles pour soprano féminin. Regardez le motet Exsultate, jubilate, que toutes les femmes chantent : il a pourtant été créé par Venanzio Rauzzini, le premier Cecilio (Lucio Silla), et personne n’y trouve rien à redire ! À côté de Sesto, Cecilio et Idamante (Idomeneo), que j’ai déjà faits, je serais tout à fait intéressé par Pamina (Die Zauberflöte), la Comtesse Almaviva (Le nozze di Figaro) ou Despina (CosI fan tutte). Reste à savoir quel théâtre me les proposera… Une chose est sûre : si je me lance, je le ferai avec tout le sérieux requis, en y apportant ma couleur particulière, mais aussi ma sensiblité et mon émotion. Pas question de passer pour un monstre de cirque !

Propos recueillis par Thierry Guyenne 

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