Elle dit aimer prendre son temps, mais depuis que le public l’a élue Révélation lyrique aux Victoires de la Musique, l’ascension d’Eva Zaïcik est fulgurante. Adepte du grand écart stylistique, la mezzo-soprano française, d’ascendance baroqueuse, incarnait cette saison sa première Carmen. Dans les Jardins de William Christie, qui veilla sur son éclosion, elle chante Mozart, sous la direction de Paul Agnew. Confidences.
Quel est le pire imprévu auquel vous ayez dû faire face sur scène ?
La production de Carmen de Bizet au Théâtre du Capitole de Toulouse, où j’ai fait ma prise de rôle en janvier dernier, a été, à cause du Covid, une succession d’imprévus. Ma première s’est passée presque normalement, à ceci près qu’Armando Noguera, notre Escamillo, a perdu sa voix en chantant son air, et a dû être remplacé par Alexandre Duhamel, titulaire de l’autre distribution en alternance, après l’entracte – premier cas d’une longue liste parmi les solistes, puisque j’ai moi-même remplacé Marie-Nicole Lemieux, testée positive juste avant sa seconde représentation. Au fil des contaminations, Christophe Ghristi, le directeur du Capitole, a fait des miracles pour trouver des remplaçants de dernière minute. Ayant été malade au début des répétitions, j’étais immunisée, mais sur quatre soirées je n’ai jamais eu les mêmes partenaires, dont certains découverts en entrant en scène. Ce fut en particulier le cas lors de ma dernière. Dans la production de Jean-Louis Grinda, l’Ouverture est un flash-back résumant les grandes lignes de l’action, et Carmen s’y fait donc tuer une première fois. Au moment du coup de poignard fatal, l’épaule de Michael Fabiano, mon nouveau Don José, débarqué en catastrophe, évidemment sans connaître la mise en scène, a percuté mon sternum avec tant de violence que je suis tombée, le souffle coupé. Je m’étais fêlé une côte, sans avoir encore chanté une seule note. Vous imaginez le calvaire pour finir la soirée ! Au troisième acte, je lui ai mimé, dos au public, de faire semblant de m’étrangler pour me jeter à terre, mais une fois encore, avec le stress, il a mal maîtrisé son geste. Lors de la chute, mon bassin a vrillé, et j’ai senti une très vive douleur dans le dos, toujours gênante six mois après. Heureusement, avec l’adrénaline, je suis arrivée au bout de la soirée… mais le lendemain, j’étais morte. Comme quoi, quatre semaines de répétitions ne sont pas de trop pour travailler chaque cascade et connaître ses partenaires.
Dans quel rôle aimeriez-vous faire vos adieux ?
Je suis un peu jeune pour parler de mes adieux, vous ne trouvez pas ? Quoi qu’il en soit, les rôles que j’envisagerais en toute fin de parcours seraient peut-être Eboli, dans Don Carlo de Verdi, et la Dalila de Saint-Saëns : des parties flamboyantes, mais très lourdes, et donc prématurées, voire dangereuses pour moi. Pourtant, quand je vois ce que je chante déjà en ce moment – pour quelqu’un venant du baroque –, j’ose penser que ce ne serait pas complètement impossible un jour. Du moins si mon évolution vocale le permet – c’est-à-dire si j’acquiers la puissance nécessaire dans le bas médium, tout en développant mon aigu. Un autre personnage qui me fait rêver, et que je compte bien aborder avant ma retraite, est Charlotte, dans Werther de Massenet. Ayant déjà fait Carmen, cela me semble envisageable à plus court terme. Je ne suis d’ailleurs pas du genre à fantasmer sur l’inaccessible, comme des parties de soprano. Je suis très heureuse dans ma tessiture, qui offre des rôles magnifiques !
Vous considérez-vous plutôt comme une coureuse de fond ou comme une sprinteuse ?
Par nature je suis plutôt une coureuse de fond : j’aime prendre mon temps. C’est pourquoi je me suis tout sauf précipitée pour décider si j’allais devenir chanteuse. Chi va piano, va sano… À mon entrée au CNSMD de Paris, je n’étais plus si jeune, mais j’y suis restée huit ans pour faire un cursus complet – et quand j’en suis sortie, en 2019, j’avais déjà participé au Jardin des Voix de William Christie, été lauréate des concours Voix Nouvelles et Reine Elisabeth, et élue Révélation lyrique aux Victoires de la Musique. De toute façon, une représentation d’opéra peut s’apparenter à un marathon. Surtout quand il s’agit d’un rôle aussi dense et long que Carmen. Ou quand la mise en scène est aussi physique que celle d’Il barbiere di Siviglia de Rossini, que je viens de faire au Capitole de Toulouse. Avec son plateau tournant, et ces escaliers à parcourir en tous sens, il fallait être en forme, particulièrement pour une asthmatique comme moi – j’avoue qu’il m’est arrivé plus d’une fois de cacher de la Ventoline dans des coins du décor… Il n’en reste pas moins que, mise au pied du mur, et si on ne me laisse pas le temps de réfléchir, je peux aussi être une fonceuse. Et je suis également une slalomeuse, vu l’éclectisme de mon répertoire, entre opéra, oratorio et mélodie, du baroque au contemporain en passant par le grand répertoire romantique : j’ai besoin de cette diversité et je la cultive !
Pour l’étude de quelle partition qui vous a donné du fil à retordre auriez-vous aimé avoir le compositeur sous la main ?
Il serait, en effet, bien pratique de pouvoir appeler le compositeur quand on a des doutes – ce qui arrive assez souvent. Il faut avoir conscience que la partition n’est jamais qu’une indication laissée par le musicien, mais que c’est à l’interprète de trouver le mode d’emploi. En ce moment, par exemple, je prépare Messaggiera et Speranza dans l’Orfeo de Monteverdi : des rôles courts, mais magnifiques, car intervenant à des moments-clés, la première pour annoncer la mort d’Euridice, la seconde pour mener son époux à l’entrée des Enfers. L’un des credo de Stéphane Fuget, qui dirige l’ouvrage, est d’essayer de retrouver une forme de parlar cantando « un peu au-dessus du parlé et en dessous du chanté », comme le préconisait l’un de ses inventeurs, le compositeur Jacopo Peri. Et donc de proposer une ligne vocale enrichie d’infimes inflexions et de micro-intervalles, permettant, comme le dit le chef, « non plus des hauteurs de notes, mais des hauteurs de déclamation ». C’est pour tout dire très difficile, et assez déstabilisant. Comme je suis bonne élève, et intéressée par ce type d’approche singulière de la partition, je suis en pleine recherche. Mais je serais curieuse d’entendre ce que Monteverdi avait en tête en notant tous ces récitatifs !
Avez-vous déjà été attirée par un ou une partenaire ?
Pratiquement à chaque fois que j’ai eu à jouer des rôles d’amoureuse – ou d’amoureux, puisque ma typologie vocale peut souvent m’amener à interpréter des hommes ! C’est la magie du théâtre : quand on entre vraiment dans son personnage, on peut réellement éprouver ses sentiments, en devenant perméable aux situations du livret. J’ai donc plus d’une fois éprouvé du désir, ou davantage, le temps de la représentation, pour mon ou ma partenaire. Cela n’a d’ailleurs rien à voir avec la personne réelle, dans la mesure où il a pu m’arriver de la trouver « moche » lors de notre première rencontre – une impression complètement balayée une fois sur scène, dans le feu de l’action. En tout cas, dans Carmen avec Michael Fabiano, je n’ai pas eu le temps de tomber amoureuse !
Propos recueillis par THIERRY GUYENNE
À voir :
Airs et symphonies de Wolfgang Amadeus Mozart, avec l’Orchestre des Arts Florissants et de la Juilliard School, et Eva Zaïcik (mezzo-soprano), sous la direction de Paul Agnew, au Festival Dans les Jardins de William Christie, à Thiré (Vendée), les 20 et 21 août 2022.