Nationaltheater, 27 juin
Soirée d’ouverture du Festival du Bayerische Staatsoper (Münchner Opernfestspiele) : tapis rouge, robes longues, smokings, photographes… Bref, tous les ingrédients d’un événement mondain, à l’exception de l’œuvre au programme, Die Teufel von Loudun (Les Diables de Loudun) de Krzysztof Penderecki, dont l’effet déstabilisant est total.
Un opéra réputé sulfureux, mais qu’en fait, plus personne ne connaît, créé à Hambourg, en 1969, et presque jamais repris ensuite, à quelques rares productions polonaises près. Et puis, si Penderecki, disparu en 2020, demeure un compositeur d’une vraie notoriété, c’est plutôt par ses productions plus tardives, d’un style nettement assagi.
En tout cas, ce soir, la salle du Nationaltheater est pleine à craquer d’un public qui découvre la violence de l’ouvrage, comme on prend un coup de poing dans l’estomac. Cette succession ininterrompue de courtes scènes, tantôt érotiques, tantôt d’une cruauté morbide, suscite d’incessants mouvements de surprise et des chuchotements scandalisés, voire quelques sorties, certaines volontaires, d’autres non (une demi-douzaine de malaises, avec perte de connaissance, qui nécessitent des évacuations, difficiles à coordonner dans l’obscurité…). Donc, une discrète mais continuelle effervescence, qui laisse entrevoir un grand chahut final, lequel, cependant, ne se produit pas. Au contraire, l’accueil reste chaleureux, pour l’ensemble de l’équipe d’un spectacle très fort.
Dans sa mise en scène, Simon Stone s’appuie sur des décors et costumes contemporains, réalisés par Bob Cousins et Mel Page. Tenues de ville anonymes, téléphones et ordinateurs portables : tout notre quotidien défile autour d’un cube de béton constamment tournant, dispositif dont les faces se modifient au fil de la soirée (balcons, escaliers, cellules, intérieur d’église d’une froide modernité…).
Le rapport avec la bonne ville de Loudun du XVIIe siècle, lieu bien réel d’exorcismes, de chasse aux sorcières, voire d’atroces tortures, reste à imaginer – cela dit, le processus de lynchage, qui conduit au martyre de Grandier, demeure inquiétant par l’inexorabilité de ses rouages. Une fatalité glaçante qui n’exclut pas certains aspects comiques, dont des scènes de possession satanique d’une réjouissante charge rabelaisienne.
Distribution constamment engagée physiquement, dont un remuant groupe de religieuses hystériques, susceptibles de décompenser à la moindre suggestion. La soprano lituanienne Ausrine Stundyte met tout son tempérament dramatique et ses moyens généreux au service du rôle difficile de Jeanne, en s’inspirant manifestement des célèbres séquences d’exorcisme du film de William Friedkin (The Exorcist, 1973), sans lésiner sur les grimaces, face au monumental Barré du baryton-basse autrichien Martin Winkler, excellent en ecclésiastique sentencieux et pervers.
En principe, tout devait converger vers le Grandier de Wolfgang Koch, malheureusement déclaré défaillant in extremis, pour cause de positivité Covid. Or, la solution alternative qu’il a fallu improviser, loin d’amoindrir cette soirée de première, lui donne un relief inattendu : non pas un remplaçant mais deux, qui ont chacun appris, en quelques heures, la moitié d’un rôle qu’ils ne connaissaient pas.
Sur scène, le comédien allemand Robert Dölle se charge d’incarner le personnage et d’assurer ses nombreuses interventions parlées, tandis qu’en fosse, le baryton américain Jordan Shanahan le double pour les phrases chantées. Un effet de distanciation supplémentaire, pour un Grandier qui, dès lors, paraît encore plus étrange, passif, absent : d’emblée, une victime toute trouvée.
Au pupitre, Vladimir Jurowski se démène pendant deux heures, obtenant des effets sonores incroyables, textures et alliages dont les paroxysmes portent sur les nerfs avec une diabolique efficacité. Une musique certes relativement datée, mais dont les aspects les plus génialement cinématographiques, du malaise insidieux jusqu’au choc des plans les plus larges, continuent à fasciner.
LAURENT BARTHEL