Staatsoper, 15 juin
Il aura fallu l’attendre, presque le mériter, ce Don Giovanni créé en décembre 2021, alors que l’Autriche était à nouveau, et très strictement, confinée, premier volet d’une trilogie « Mozart/Da Ponte » partagée par Barrie Kosky et Philippe Jordan. Du premier, on sait pouvoir tout espérer : jamais meilleur que dans les titres auxquels on ne l’associerait pas d’emblée, comme l’a encore récemment prouvé sa Tosca au DNO d’Amsterdam, mais tout sauf prévisible dans ceux où son art de « minimaliste extravagant » ne peut que faire des étincelles.
Tant avec le mythe de Don Juan qu’avec l’ouvrage même, le metteur en scène australien prend le contre-pied de la tendance actuelle à l’analogie. Ainsi, Don Giovanni n’est pas davantage un double du personnage incarné par Marlon Brando dans Ultimo tango a Parigi (Le Dernier Tango à Paris, 1972) de Bernardo Bertolucci, comme chez Dmitri Tcherniakov, ou du sex-addict joué par Michael Fassbender dans Shame (2011) de Steve McQueen, repris par Krzysztof Warlikowski, qu’une anticipation d’Harvey Weinstein. Il est une allégorie du « mystère de la vie, ce tango qu’Éros et Thanatos dansent ensemble ». Une énergie, une pulsion créatrice en même temps que destructrice. Rien ne lui résiste, rien ne lui survit – sauf lui-même ?
L’esthétique du spectacle, son abstraction énigmatique, comme plongée dans une nuit constante, tiennent assez de l’oxymore, entre cette formation basaltique, d’un noir profond, comme soudain frappée par une explosion qui en élève le relief, et des costumes multicolores. Sur cette surface rocheuse, rien ne pousse plus, sauf pendant le finale du I, où les personnages évoluent au milieu de fleurs géantes.
Barrie Kosky multiplie les moments de pur théâtre, qui frappent l’imagination et s’inscrivent profondément dans la mémoire, comme cette étreinte à trois, au moment où meurt le Commandeur : Leporello, dans cette configuration, ne peut que se demander qui est la victime. L’élan est irrésistible, moderne, mieux, ancré dans notre époque, non par les signes ostensibles que multiplie un certain « Regietheater », mais grâce à la vérité des corps, celle qui émane des interprètes eux-mêmes, à partir de la personnalité desquels le metteur en scène a façonné des caractères, plutôt que de plaquer des psychologies vainement préconçues sur ses acteurs.
Peu importe la façon dont prend vie la statue de pierre – hallucinations hilares sous l’effet d’un excès de pétard dans un tableau digne d’Hamlet, qui renverrait immanquablement au rapport au père –, et toutes ces « scènes à faire », dès lors qu’il s’agit de Don Giovanni. Il faut accepter l’invitation de se laisser prendre, mieux, happer par ce tourbillon de vie.
Et Philippe Jordan le premier, assez méconnaissable, tant au pianoforte, où il va à l’essentiel, d’une manière très post-baroqueuse, en somme, qu’au pupitre. Lui qui, à Paris, commettait des Mozart lisses et empesés, trouve ici la juste pulsation, sans contrefaire le moins du monde la pratique « historiquement informée », mais avec une sorte d’évidence magnifiée par le son d’un orchestre qui a, même dans ce répertoire, encore bien des leçons à dispenser.
Sans doute le plateau vocal est-il loin, en considérant ses individualités comme en les additionnant, des grandes références d’un passé que d’aucuns n’en finiront jamais de fantasmer. Mais chacun a sa part dans la cohérence de l’ensemble. Sans qu’il ne la remette en question, exceptons Ain Anger, Commandeur nasal, au vibrato béant. Martin Hässler est suffisamment discret, en Masetto, pour que Patricia Nolz, tempérament affirmé, et mezzo bien campé, prenne toute la place qui revient à Zerlina. La tessiture de Donna Elvira évite à l’émission de Kate Lindsey de paraître cotonneuse, comme dans des parties plus basses, et met ainsi en valeur sa sensibilité frémissante.
Hanna-Elisabeth Müller achoppe un rien sur les coloratures de « Non mi dir » et peine, du fait des tensions de l’écriture, à varier la dynamique. Mais la pulpe lumineuse de son timbre prodigue à Donna Anna cette jeunesse qui, trop souvent, lui fait défaut. Pour ses adieux à Don Ottavio, Stanislas de Barbeyrac tranche, une bonne fois pour toutes, avec les ténors falots qui sont l’ordinaire de cet archétype du parfait gentilhomme, en lorgnant le sombre héroïsme que son évolution appelle naturellement.
L’un fut Leporello dans la pénultième production du Festival d’Aix-en-Provence et sa reprise, l’autre Don Giovanni dans la dernière : les voici égaux à eux-mêmes, bien que les rôles soient intervertis. S’il se réfugie d’autant plus dans le parlando que sa projection est en panne, Philippe Sly est physiquement formidable en valet qui pourrait – voudrait ? – être le fils de son maître, tandis que Kyle Ketelsen a l’avantage constant d’une virilité jamais forcée : pas plus « grand seigneur » que « méchant homme », « dissoluto punito » très naturellement pour et d’aujourd’hui.
MEHDI MAHDAVI