Artiste vidéo connu pour ses impressionnantes installations immersives, en particulier Manifesto avec Cate Blanchett, Julian Rosefeldt, qui a déjà collaboré avec Thomas Ostermeier au théâtre, est invité à mettre, non seulement en images, mais aussi en scène, les rares Szenen aus Goethes Faust de Schumann à l’Opera Vlaanderen. Il nous livre les clés de son projet.
D’où vient cette invitation à travailler sur les Szenen aus Goethes Faust de Schumann ?
Elle est venue de Jan Vandenhouwe, le directeur artistique de l’Opera Vlaanderen, que j’ai rencontré lorsqu’il était dramaturge à la Ruhrtriennale, où je présentais un film conçu pour Die Schöpfung de Haydn, interprété par René Jacobs. Il me l’a proposé, et la perspective de collaborer avec Philippe Herreweghe et le Collegium Vocale de Gand m’a enthousiasmé. J’ai donc accepté, d’autant que je connaissais une partie de l’équipe qu’il souhaitait réunir. En général, je préfère travailler à partir de ma propre imagination. Mais de temps à autre, il est bon qu’une suggestion extérieure vienne me stimuler et m’entraîner sur d’autres chemins. Il faut, pour cela, que je sente d’emblée vers où je peux aller. Car – je le dis sans prétention –, j’ai trop d’occupations par ailleurs pour devoir me creuser la tête pour trouver une inspiration. C’est ce qui s’est passé ici. J’ai eu tout de suite une idée pour ce film qui, contrairement à la plupart de mes installations vidéo, est sur un seul canal. Nous avons aussi décidé qu’il pourrait, par la suite, être montré en tant qu’œuvre, indépendamment du spectacle, ce qui me permet de mutualiser mes efforts.
Quelle idée avez-vous eue ?
Celle d’une rave party dans les bois. Le film, d’une durée de deux heures, est en deux parties. La première se déroule dans l’espace, façon science-fiction, sur une planète désertique qui n’est pas la Terre, mais qui, comme elle, a connu l’Anthropocène, et où l’humanité a donc partiellement disparu. On voit la trace de quelques mégacités, tout comme des restes d’enclaves naturelles dans lesquelles certains individus se sont réfugiés pour résister. C’est dans une de ces enclaves – une forêt, symbole du romantisme allemand à la Caspar David Friedrich – que se passe la seconde. De jeunes gens s’y adonnent à une rave et dansent frénétiquement, sous l’emprise de la drogue et de la techno. C’est l’idée de l’évasion, du refuge dans un monde artificiel, très présents dans Faust II de Goethe. La première partie a été réalisée entièrement en digital, sans coupure, et en jouant beaucoup sur l’effet de lenteur. La seconde a été tournée en analogique, dans les bois près de Berlin, avec quatre cents personnes et des caméras spéciales, qui découpent complètement le mouvement. Le projet a été freiné par le Covid, mais ce retard a eu un effet bénéfique : il m’a permis d’accorder plus de soin à la partie digitale, qui a demandé énormément de temps.
Comment reliez-vous cette idée à Faust ? Le lien entre la forêt et le romantisme est évident, mais pour le reste…
On connaît bien le Faust I, symbole de la culture allemande, qui est enseigné dans les écoles. Mais le Faust II est bien plus complexe, et mystérieux. C’est dans cette matière que Schumann a puisé pour son œuvre, et on voit à quel point Goethe, au-delà de la question du Bien et du Mal, y a été visionnaire. Des tas de problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, comme la globalisation, le désastre écologique, la guerre, le colonialisme, le libéralisme, etc…, y sont évoqués, ou tout du moins préfigurés. Dans cette deuxième partie de son œuvre gigantesque, le poète renvoie aussi aux mythes grecs, et donc au destin de l’humanité. C’est la raison pour laquelle, dans notre mise en scène, tous les personnages, présents en permanence sur le plateau, peuvent devenir tantôt Faust, tantôt Mephistopheles, etc… Un peu comme dans un studio de yoga, où chacun effectue des exercices tant physiques que mentaux, qui peu à peu se rapprochent des mouvements d’une rave. À la fin, lorsque celle-ci apparait à l’écran, on est en plein dans un oratorio, une forme non narrative. Car il ne faut pas oublier que Schumann n’a pas mis en musique tout le texte de Goethe, mais qu’il a choisi certaines scènes qui lui semblaient importantes, sans vraiment se soucier de logique et de continuité. Nous ne cherchons pas à les retrouver, alors que lui-même n’en a pas voulu.
Lorsque vous avez réalisé le film, vous aviez bien sûr la musique de Schumann en tête. Mais avez-vous pensé chaque scène en fonction du texte ?
Ce projet a été pensé pour Faust, pas pour autre chose. Il y a toujours des connexions entre ce qu’on entend et ce qu’on voit à l’écran. Parfois directement, d’autres fois de façon plus symbolique, mais toujours de manière à servir cette musique que j’aime tant et que je trouve si belle.
C’est la première fois que vous avez à diriger directement des chanteurs ou des comédiens…
C’est vrai, mais j’ai l’habitude de travailler avec des acteurs pour mes films – comme Cate Blanchett dans Manifesto par exemple. À l’opéra, j’aurais besoin de temps supplémentaire pour vraiment comprendre comment les chanteurs fonctionnent, et les débarrasser de certains tics qu’ils reproduisent parfois. Mais il y a aussi une chorégraphe, Femke Gyselinck, avec laquelle je collabore étroitement. Plus qu’à une représentation traditionnelle, c’est à une sorte de concert « performé » que nous essayons d’aboutir…
Propos recueillis par PATRICK SCEMAMA
À voir :
Szenen aus Goethes Faust de Robert Schumann, avec le Collegium Vocale de Gand, le Antwerp Symphony Orchestra, Eleanor Lyons (Gretchen, Poenitentium), Zofia Hanna (Martha, Schuld, Maria Aegyptiaca), Lore Binon (Sorge, Magna Peccatrix), Sara Jo Benoot (Mater Gloriosa, Mangel, Mulier Samaritana), Rafael Fingerlos (Faust, Pater Seraphicus, Doctor Marianus), Sam Carl (Mephistopheles, Böser Geist, Pater Profundus), Ilker Arcayürek (Ariel, Pater Ecstaticus), sous la direction de Philippe Herreweghe, et dans une mise en scène de Julia Rosefeldt, à l’Opera Vlaanderen, Anvers, du 19 juin au 2 juillet 2022, et Gand, du 28 au 4 novembre 2022.
La production sera reprise, sous la direction de Michael Schønwandt, à l’Opéra Orchestre National Montpellier, les 12 et 14 mai 2023.