Odéon d’Hérode Atticus, 2 juin
Il y a deux manières de s’accommoder d’un site sublime : tenter de masquer le mur du théâtre antique à l’aide de projections, ou le convertir en partenaire. Pour l’ouverture du Festival d’Athènes-Épidaure, à l’Odéon d’Hérode Atticus, Katerina Evangelatos prend le second parti.
Côté cour et jardin, le judicieux décor d’Eva Manidaki adosse au mur antique des maisons qui figurent la demeure de Rigoletto (les grilles coulissantes suggèrent la réclusion de Gilda) et l’antre de Sparafucile. Des cyprès permettent d’imaginer « l’extrémité d’une impasse » ou « la rive droite du Mincio ». La « magnifique salle du palais ducal » et le « salon » devront davantage aux lumières vivement contrastées d’Eleftheria Deko, et à l’exubérante chorégraphie conçue par Patricia Apergi, pour asséner le dérèglement des mœurs à la cour de Mantoue, devenue repaire de mafieux.
Des masques géants, à l’apparence de Marlon Brando dans Le Parrain (The Godfather, 1972), égayent l’enlèvement de Gilda. Les huit girls dénudées à la gestique explicite, les acolytes du Duc aux costumes voyants, le clinquant général servent d’écrin au drame de l’avilissement, puis de la malédiction jetée sur Rigoletto par Monterone, sosie tout à la fois de Pimène et de Brahms.
On le reverra, car la mise en scène insiste sur le symbole et se justifie par les mots mêmes du premier père outragé (« Spettro terribile mi rivedrete »). Il surgit, effectivement, environné de fumée, après le rapt de Gilda, et sur l’ultime cri « Ah, la maledizione ! ». Le symbolisme se renforce par l’apparition récurrente d’une jeune fille encagée, au sommet du théâtre, pour signifier l’enfermement de Gilda.
Comment justifier, en revanche, les redondances : dédoublement de l’infortunée mourante (« Lassù in cielo, vicina alla madre ») par l’agitation d’une figurante sosie, ou passage à tabac de Monterone par l’huissier et les gardes qui le conduisent à sa prison ?
Pour cette nouvelle production, le Greek National Opera (GNO) a réuni une distribution composée d’artistes grecs, à l’exception du ténor italien Francesco Demuro, Duc bien connu, qui assume les premières représentations en l’absence de Dimitris Paksoglou, frappé par le Covid.
L’orchestre du GNO, placé sous la direction de Lukas Karytinos, anime l’action avec rigueur et souci de cohésion dans les contraintes de l’exécution en plein air. Le chœur, préparé par Agathangelos Georgakatos, s’impose dans les scènes de cour et le rapt de Gilda ; il excelle dans l’épisode de l’orage (a bocca chiusa).
Dimitris Tiliakos offre un Rigoletto plus touchant que vindicatif. Sa présence scénique, le soin qu’il met à se démaquiller pour effacer la souillure, s’accordent avec un beau legato dans les moments de tendresse. Sans doute attendrait-on plus de hargne, de « gioia feroce » dans « Si, vendetta », ou de jubilation terrible, quand il croit triompher. Mais l’incarnation a sa cohérence.
Francesco Demuro chante impeccablement les trois airs du Duc. Et son classicisme dément le « mauvais genre » que voudrait lui imposer la chorégraphie. Christina Poulitsi a l’aigu, la tendresse, la dignité de Gilda. Son « Caro nome », comme ses duos avec Rigoletto, confirment une grande interprète du rôle.
Avec Petros Magoulas, prestance inquiétante, fa grave à toute épreuve, Sparafucile mène à bien ses entreprises. La personnalité de Mary-Ellen Nesi, Maddalena irrésistible et vulnérable, le jeu cocasse de Margarita Syngeniotou en Giovanna, agent vénal du destin, la participation des autres acteurs de la machine infernale manifestent l’esprit d’ensemble d’une vraie troupe.
Une mise en scène qui transpose, mais raconte l’histoire, une interprétation sans reproche, permettent au drame romantique d’affronter à demeure la tragédie antique.
PATRICE HENRIOT