Opéras Émouvante Ariadne à Limoges
Opéras

Émouvante Ariadne à Limoges

02/06/2022

Opéra, 17 mai

Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil – fondateurs du collectif artistique Clarac-Deloeuil > le lab – ont poussé le souci du détail, qui chez eux confine parfois à l’obsession, jusqu’à faire jouer les musiciens en habits de ville, durant le Prologue, avant qu’ils ne revêtent le noir de rigueur dans la fosse pour l’opéra proprement dit. De détails, leur mise en scène d’Ariadne auf Naxos en fourmille. De préférence signifiants, mais sans qu’il soit nécessaire, pour apprécier le spectacle, de se livrer à un patient décryptage des références – ici mythologiques et artistiques, avec cette anamorphose à la manière de Georges Rousse, comme un défi lancé aux ateliers de l’Opéra de Limoges – dont le duo aime à truffer ses productions, car d’abord pertinents sur le plan théâtral.

Le soin porté à la transposition in situ confère une vérité de chaque instant à des situations hautement artificielles, surtout dans la première partie, où le fantasme de l’illusion de réalité est élevé à un ultime degré de raffinement par le livret d’Hugo von Hofmannsthal. Les vidéos de Pascal Boudet et Timothée Buisson portent, ainsi, un regard sans concession sur les coulisses des coulisses, dès un préambule en forme de clin d’œil à la version originelle de l’ouvrage, où la partition de Richard Strauss concluait une représentation du Bourgeois gentilhomme : les Maîtres de musique et de danse s’entretiennent, avec les mots de Molière, traduits en allemand par le poète autrichien, devant un distributeur automatique.

Sur le même écran, qui occupe la partie supérieure du plateau, apparaît le visage du Majordome, dont seule la voix se fait entendre, d’abord par téléphone, puis à travers des haut-parleurs, aux artistes réunis autour d’une longue table. Elle fait écho à celle dressée pour le banquet, autour de laquelle s’affairent trois domestiques, seuls compagnons de ce manipulateur sadique, dont il devient assez vite clair qu’il est bel et bien le mécène, et non son obséquieux serviteur – ils finiront, tels les compagnons d’Ulysse transformés en pourceaux par Circé, par se goinfrer de gâteaux.

Parce que Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil leur inventent un passé, tous les personnages gagnent en consistance, et en crédibilité. À rebours des caricatures boursouflées d’une certaine tradition, la Prima Donna et le Ténor, qui ont manifestement partagé bien plus que la scène, avant qu’une très probable infidélité ne les sépare, doivent composer, en privé comme en public, avec des sentiments contradictoires, avant que les rôles qu’ils incarnent ne ravivent leur ancienne passion.

Avec quelle justesse ils montrent à quel point les renoncements et les compromissions ont affecté l’équilibre psychique du Maître de musique, entre sourires de façade et haine rentrée pour cet homme assez riche pour se payer un opéra, alors même qu’il n’a aucun goût pour cet art, qui l’ennuie au point de l’endormir profondément ! Les compagnons de Zerbinetta profiteront du duo d’amour pour le bâillonner et le ligoter, en un simulacre de meurtre, et reprendre leur liberté en quittant le théâtre, pour aller boire un verre, insouciants, au bord d’une fontaine. Après ces trop longs mois où la crise sanitaire a fait peser ses menaces et ses contraintes, parfois absurdes, sur nos vies, cette dernière image nous a ému aux larmes.

D’autant qu’elle renforce l’impression que les interprètes forment un véritable ensemble, riche d’individualités pour la plupart remarquables. Sans doute Christian Miedl marque-t-il davantage, en Maître de musique, par son jeu que par un instrument atone. Suraigu parfois fixe, et rayonnement un rien limité,  Liudmila Lokaichuk n’en brille pas moins dans le numéro de haute voltige de Zerbinetta.

Sombre, mais dardé jusqu’à l’incandescence, le premier Compositeur de Julie Robard-Gendre tutoie déjà l’idéal, qu’elle atteindra en affûtant son allemand, et en épanouissant davantage le sommet de l’ambitus. C’est sur les cimes de Bacchus que le ténor bien accroché de Bryan Register trouve le ressort inépuisable de son intrépidité face à une écriture impossible, qui en a vu plus d’un s’égosiller, ou carrément abdiquer.

Alliant à une plastique de marbre antique la souplesse féline d’une Salome, Camille Schnoor préserve Ariadne du hiératisme dans lequel l’ont figée plusieurs générations de sopranos grand format, sans sacrifier le maintien tragique que sa double ascendance divine confère à ses monologues. Voix lyrique, dont la lumière s’intensifie dès que la tessiture s’élève, et d’un métal suffisamment trempé pour dominer une partie redoutablement escarpée, elle sculpte chaque syllabe avec une intelligence supérieure de ses propres moyens.

Si l’acoustique favorable du théâtre permet aux chanteurs de ne jamais forcer leur nature, Robert Tuohy veille aux équilibres avec souplesse et une subtile maîtrise de la progression. Le fini instrumental inespéré de l’Orchestre de l’Opéra de Limoges, particulièrement dans cet effectif ne pardonnant aucun écart, parachève une représentation dont la sincérité n’est pas la moindre qualité.

MEHDI MAHDAVI


© OPÉRA DE LIMOGES/STEVE BAREK

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