Authentique soprano dramatique, Ingela Brimberg s’attaque, au Grand Théâtre de Genève, où elle a remporté l’hiver passé l’épreuve d’une Elektra athlétique, à l’ascension des cimes glacées de Turandot. Elle descend, le temps d’un entretien, du piédestal sur lequel s’embrase les héroïnes que sa voix souple et dardée porte à incandescence.
Avez-vous des habitudes, un rituel avant d’entrer en scène ?
Je n’ai certainement pas de rituel, mais sans doute des habitudes. Il m’arrive, si je suis stressée, de faire des exercices physiques, comme des mouvements de yoga. En revanche, ni ours en peluche, ni prière, ni rien de tout cela ! Non que je ne sois pas inquiète, ou nerveuse, ou très concentrée avant d’entrer en scène, mais je fais les choses assez machinalement. Si le spectacle a lieu le soir, j’essaie de dormir, ou du moins de rester au lit le plus longtemps possible, à faire des recherches sur internet, lire ou écouter de la musique. Puis je prends mon petit-déjeuner, je parcours l’intégralité de l’opéra, et je mange. J’ai toujours besoin de prendre un vrai repas avant une représentation, pour avoir l’énergie suffisante. Et j’apporte une barre énergétique, un smoothie ou des bananes au théâtre, au cas où j’aurais le temps de refaire le plein pendant l’entracte.
Quel rôle ne rechanteriez-vous sous aucun prétexte ?
J’ai chanté Konstanze (Die Entführung aus dem Serail) en 2003. Jamais plus je ne serai capable d’y revenir. D’autant que j’ai suivi un chemin bizarre pour trouver ma voix et mes rôles. J’ai débuté comme mezzo-soprano lyrique, sans vraiment avoir de bons graves. Longtemps après, j’ai commencé à travailler avec un collègue, qui est d’ailleurs toujours mon professeur et mon mentor. Comme mezzo, je me sentais en sécurité : je faisais ce métier, sans avoir de grandes responsabilités. Ou du moins était-ce le point de vue immature que j’avais alors. Car en réalité, nous participons tous ensemble à la réussite d’une représentation. Il m’a fallu prendre conscience que je devais franchir le pas pour devenir soprano, que j’en étais capable, et que c’était bon pour moi. Cela relevait d’une question d’identité. La route a été longue, parce que je n’avais pas confiance en moi à l’époque. Je suis finalement passée aux rôles de soprano de Mozart, Verdi et Puccini, en Scandinavie. Mais ma carrière a vraiment pris un tournant quand j’ai été engagée à la Monnaie de Bruxelles, pour Valentine (Les Huguenots), avec Marc Minkowski. Il m’a demandé pourquoi je ne chantais pas Wagner, et proposé Senta (Der Fliegende Holländer). C’est à ce moment que j’ai basculé dans le répertoire allemand plus éprouvant, qui est le mien aujourd’hui.
Vous considérez-vous plutôt comme une coureuse de fond ou une sprinteuse ?
Je ne suis pas une sportive, mais si je devais employer cette terminologie, je me qualifierais de sprinteuse sage ! Un rôle comme Elektra relève des deux catégories. À l’arrivée d’Orest, je me dis toujours qu’il me reste encore près de la moitié de l’opéra à chanter. Ce personnage m’habite, ce qui rend l’expérience très intense sur le plan émotionnel. Quand les conditions sont réunies pour se jeter vraiment dans la peau de cette héroïne pendant deux heures, c’est absolument explosif. Mais un chanteur suit toujours une sorte de voie parallèle, depuis laquelle il s’observe lui-même, et mesure sa trajectoire vocale et scénique, pour être sûr de ne pas s’épuiser. Cela m’aide toujours de pouvoir m’identifier à un rôle. Dans Turandot qui, en plus de faire son entrée au milieu du deuxième acte, est très étrange et difficile à comprendre, je me sens plus dépendante du metteur en scène et de son concept pour construire une incarnation convaincante.
De quel grand chanteur du passé auriez-vous aimé être l’élève ?
Être l’élève d’une personne suppose de la connaître. Parce qu’il faut que le courant passe, et avoir des atomes crochus pour comprendre sa manière d’enseigner. Pour m’en tenir à la voix et à la personnalité scénique, trois noms me viennent à l’esprit. Birgit Nilsson, bien sûr, qui est la déesse de tous les chanteurs scandinaves. Mais aussi Renata Tebaldi, qui est l’une des voix d’or du siècle dernier, même si je ne suis pas certaine que nous nous serions bien entendues ! Et enfin, Renata Scotto, avec laquelle je me sens en phase – et qui, elle, est bien vivante. C’est un tel modèle, par sa façon d’habiter ses rôles, et d’être une artiste à la fois intelligente et talentueuse.
Quel autre métier de l’opéra auriez-vous aimé exercer ?
J’ai un rêve : celui de diriger une compagnie d’opéra pour enfants. À la fois pour monter des productions qui racontent quelque chose sur aujourd’hui d’une bonne façon, et éveiller les plus jeunes à cet art, pour lequel on pourrait les croire perdus. Car, en Suède particulièrement, il est considéré comme ridicule, étrange, et réservé aux riches. En Europe continentale, l’attitude n’est pas la même. J’aimerais vraiment transmettre l’opéra aux enfants et aux adolescents.
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI
À voir :
Turandot de Giacomo Puccini, avec Ingela Brimberg (Turandot), Chris Merrit (Altoum), Liang Li (Timur) Teodor Ilincai (Calaf), Francesca Dotto (Liù), Simone Del Salvio (Ping), Sam Furness (Pang), Julien Henric (Pong), Michael Mofidian (Un mandarino), sous la direction d’Antonino Flogliani, et dans une mise en scène de Daniel Kramer, au Grand Théâtre de Genève, du 20 juin au 3 juillet 2022.