Volontiers décalées, mais jamais saugrenues, parfois impertinentes, quoique dans les limites de la décence, sérieuses, aussi, quand il le faut, nos cinq questions se proposent de guider les artistes qui se prennent au jeu sur la voie de l’autoportrait lyrique… et plus encore ! Coup d’envoi de ce nouveau rendez-vous, avec le ténor Thomas Bettinger qui, à peine relevé le défi, inédit, du rôle-titre de Lancelot de Victorin Joncières à l’Opéra de Saint-Étienne, s’apprête à incarner son premier Alfredo, dans La traviata de Verdi, sur la même scène.
À la création de quel opéra auriez-vous aimé participer ?
Werther est un rôle qui me parle beaucoup, et que j’aurais aimé pouvoir créer. Il ne s’agit pas d’une réminiscence bien ancienne, puisque je l’ai chanté pour la première fois en juin dernier, à l’Opéra de Nice. Nous sortions alors tout juste du second confinement, et les spectacles étaient à la fois incertains et teintés d’une émotion particulière. Ce personnage me touche, et je l’ai vu se développer en le reprenant il y a deux mois à l’Opéra de Marseille, où nous nous trouvions moins dans l’urgence, du fait d’une situation plus apaisée. La confrontation avec plusieurs metteurs en scène s’est révélée passionnante, me permettant d’aller plus loin dans ma vision du rôle, avec Sandra Pocceschi et Giacomo Strada à Nice, puis avec Bruno Ravella à Marseille. Werther est, en effet, une figure complexe, qui mérite d’être fouillée et interrogée. L’ouvrage exige de l’interprète qu’il soit dans de bonnes conditions physiques. J’adore explorer ces élans d’une grande violence, dans une tension qui dure jusqu’à la fin, où l’émotion est encore plus puissante.
Pour l’étude de quelle partition qui vous a donné du fil à retordre auriez-vous aimé avoir le compositeur sous la main ?
Je n’ai pour l’instant jamais rencontré d’opéras dont je ne comprenais pas la musique, ni de passages avec d’infranchissables difficultés vocales ou émotionnelles. J’aimerais cependant avoir le compositeur près de moi lorsque je me trouve face à un chef d’orchestre, ou à un metteur en scène, ayant une autre vision de la partition que celle que j’avais en l’apprenant. On constate, en effet, parfois des contradictions avec ce qui est écrit. Et le chef a souvent le dernier mot. C’est dans de telles situations qu’on aurait besoin d’une parole incontestable – même si un artiste doit forcément être dans une forme de contestation. Par sa lecture globale de l’ouvrage, le chef peut toutefois rendre certains passages plus lisibles, lorsqu’on hésite entre deux possibilités. Il serait toutefois intéressant d’avoir le compositeur à la musicale, lorsque les chanteurs interprètent ensemble l’ouvrage pour la première fois, accompagnés au piano. Je trouverais amusant, alors, d’essayer de comprendre ce qu’il n’a pas voulu dire, en lui proposant d’autres choses, et en essayant de le surprendre.
Quel ouvrage rare que vous avez défendu mériterait d’être repris régulièrement ?
Avant d’aborder Lancelot de Victorin Joncières à l’Opéra de Saint-Étienne, j’ai seulement participé, en 2014, à un concert de raretés organisé par le Palazzetto Bru Zane à Venise, et à la Cité de la Musique, à Paris. Ce programme regroupait, sous le titre À l’ombre du Vésuve, des extraits d’Herculanum de Félicien David et du Dernier jour de Pompéi du même Joncières. Nous n’avions ni référence, ni enregistrement pour aborder Lancelot, mais depuis que nous répétons avec l’orchestre, nous mesurons combien cet ouvrage mériterait d’être repris, et plus connu. On a parfois le sentiment d’être dans L’Apprenti sorcier de Paul Dukas, dans du Khatchatourian, ou encore dans les musiques de film des années 1940. On songe aussi au Roi Arthus d’Ernest Chausson. Cette partition d’une grande puissance a été composée dix-sept ans après la mort de Wagner, par laquelle un compositeur ne pouvait qu’être traversé en 1900. C’est pourquoi on retrouve un goût pour le leitmotiv. L’écriture n’en est pas moins ouverte aux influences italiennes et américaines.
De quel rôle de votre répertoire vous sentez-vous le plus proche ?
Je nourris tous mes rôles de ce que je suis. Comme je vous l’ai dit, je me sens proche de Werther, dans ses questionnements et l’expression de sa colère, mais une telle figure trouve forcément des échos chez tout ténor qui l’aborde. Je peux sentir des résonances intimes dans les personnages que je défends, mais il faut aussi partir de soi pour construire ceux qui ne sont pas défendables, en embrassant tout ce que nous sommes, avec nos failles et nos faiblesses. Je me plonge dans un personnage comme on se jette dans la vie, en n’espérant rien, pour m’étonner moi-même. Don José est certainement moins facile à s’approprier, par sa violence et son côté rudimentaire, qui s’expliquent par son manque de mots. C’est un enfant qui préfère briser son jouet, plutôt que de le perdre, par peur de l’abandon : il ne tue pas par amour, mais parce qu’il pense que Carmen lui appartient. Bien que son caractère me soit beaucoup moins familier, il peut être intéressant de chercher en soi des choses fondamentales pour le jouer. Car nous avons tous été un enfant qui a peur.
Quel est le timbre vocal ou instrumental qui vous émeut aux larmes ?
Lorsque j’étais enfant, je rêvais de faire du saxophone, un instrument alors beaucoup trop lourd pour moi. J’ai dû me résoudre à débuter par la clarinette, tout en ressentant une frustration. Ce n’est que plus tard que j’ai appris à jouer de l’instrument de mes rêves. Quand j’ai redécouvert ensuite la clarinette, j’ai éprouvé un choc face à sa délicatesse, son incroyable expressivité, et à cette capacité d’adaptation du timbre rappelant la voix chantée. C’est essentiellement dans la musique instrumentale qu’elle me touche, dans des concertos de Mozart ou de Weber, alors que le saxophone me procure de l’émotion dans l’air « des lettres » de Charlotte. J’ai malgré tout besoin de la totalité de l’orchestre pour être vraiment transporté. Je pense en particulier à Valery Gergiev dirigeant l’ouverture de La Dame de pique, cette musique profonde, violente et sauvage, mais aussi à Parsifal, que j’ai eu la chance de voir à Bayreuth, et dont les premières notes, dans le temple de Wagner, et parmi ses croyants, m’ont procuré un trouble indicible. L’émotion la plus forte ne se vit que dans une salle de spectacle, au contact de la vibration de tous les instruments et des voix, en une véritable explosion sonore.
Propos recueillis par CHRISTOPHE GERVOT
À voir :
La traviata de Giuseppe Verdi, avec Ruth Iniesta (Violetta Valéry), Valentine Lemercier (Flora Bervoix), Thomas Bettinger (Alfredo Germont), André Heyboer (Giorgio Germont), Raphaël Brémard (Gastone de Letorières), Jean-Gabriel Saint-Martin (Barone Douphol), Luc Bertin-Hugault Cordaro (Dottore Grenvil), sous la direction de Giuseppe Grazioli, et dans une mise en scène de Jean-Louis Grinda, à l’Opéra de Saint-Étienne, du 12 au 16 juin 2022.
À lire aussi :
Le compte rendu de Lancelot par Richard Martet.