Après Leonore de Beethoven, version princeps que cet avocat des ouvrages malmenés ne pouvait pas ne pas préférer à Fidelio, René Jacobs s’attaque, avec la nouvelle intégrale de Der Freischütz de Weber qui paraît chez Harmonia Mundi, à l’acte fondateur de l’opéra romantique allemand. Chasse aux idées reçues, avec le plus disruptif des chefs historiquement informés.
En quoi votre approche de Der Freischütz est-elle disruptive ?
Elle est disruptive dans la mesure où, en restituant le prologue que Weber n’avait pas mis en musique, je défends le poète, Friedrich Kind, contre le compositeur – comme je l’avais d’ailleurs déjà fait avec l’abbé Varesco, pour Idomeneo de Mozart ! Il y a toujours une raison extramusicale aux différences entre le texte du livret original et celui utilisé dans la partition. Dans le cas présent, elles sont dues à la femme de Weber, Caroline Brandt, une chanteuse connue, mais assez vaniteuse. Ils avaient passé une sorte de deal : elle consentait à l’épouser, si elle pouvait interférer dans ses décisions artistiques, parce qu’elle connaissait bien le monde de l’opéra, mais elle devait, en contrepartie, abandonner sa carrière. C’est typique du XIXe siècle ! L’autre intérêt de mon enregistrement est évidemment d’entendre la merveilleuse orchestration de Weber, avec les instruments qu’il avait en tête, et particulièrement les cors. Non seulement dans l’Ouverture, mais aussi, et surtout, dans le Chœur des chasseurs. Les cornistes du Freiburger Barockorchester n’osaient pas, au début, mais ils ont fini par jouer de façon très serrée l’ornement écrit en acciaccatura, qui ressemble à l’aboiement des chiens de chasse. J’ai donc, aussi, défendu le compositeur contre la « wagnérisation » de son opéra.
Comment en est-on arrivé là ?
Dans un discours prononcé sur la tombe de Weber, Wagner a eu ces mots terribles : « Jamais un compositeur plus allemand que toi n’aura existé ! », en pensant évidemment – est-il nécessaire de le préciser ? – que lui-même l’était davantage que son prédécesseur… Je suis disruptif en me demandant si cet ouvrage est aussi allemand que cela ! La technique du mélodrame, utilisée dans la scène de la Gorge-aux-loups, vient, par exemple, de l’opéra-comique français. Et la mélodie que chante Max dans « Durch die Wälder », est proche d’un thème de Méhul, dont les opéras étaient alors à la mode, y compris en Allemagne. Quant à la grande scène d’Agathe, elle s’apparente, par sa structure, à une aria de Rossini. Ce n’est pas moi qui ai découvert tout cela, mais le musicologue Alfred Einstein, dont l’analyse pleine d’humour a aussi été écrite sous l’influence de son ressentiment envers le nazisme.
Quelle a été l’influence de cette « wagnérisation » sur l’interprétation de l’œuvre ?
Beaucoup de tempi ont été pris trop lentement, et on a cherché des voix… wagnériennes. Confier Max à un Heldentenor (ténor héroïque) est à côté de la plaque ! D’abord parce qu’il est un antihéros déchiré, qui demande un ténor mozartien, avec le volume de Tamino (Die Zauberflöte), plutôt que de Ferrando (Così fan tutte). Par ailleurs, il est clair qu’Ännchen, sans être vieille, est l’aînée d’Agathe, parce qu’elle a plus d’expérience dans les choses de la vie et de l’amour. C’est un personnage très important, à cause de son air du troisième acte : un numéro comique, presque de cabaret, avec lequel Weber a composé une sorte de parodie de la scène de la Gorge-aux-Loups, ce qui prouve qu’il ne prenait pas toute cette scène au sérieux, comme on l’a fait après. Der Freischütz reste un divertissement, où le compositeur montre tous les styles qui existaient à l’époque. Si cet opéra est certainement romantique par son sujet, il ne l’est pas totalement sur le plan musical, puisque la forme sonate domine tout – ce en quoi il est encore classique.
Dès lors que vous faites le choix, comme pour Die Zauberflöte et Die Entführung aus dem Serail, de transformer ce Singspiel – opéra alternant numéros chantés et dialogues parlés –, en Hörspiel, soit une pièce radiophonique, où s’arrête l’interprétation, et où commence, notamment à travers la réécriture des textes parlés, la recréation, voire le commentaire de l’œuvre ?
Je m’autorise beaucoup de choses, mais en fin de compte, ce que je fais est historique. En effet, dans les Singspiele, comme dans les opéras-comiques français, les textes écrits en prose, et donc destinés à être parlés, admettaient que les chanteurs acteurs prennent beaucoup de libertés. On ajoutait des choses, on en coupait d’autres. Et en Allemagne, on usait souvent de dialectes. C’est pourquoi il peut arriver que, dans ma transcription dans un allemand plus moderne, il y ait certains anachronismes. Mais j’ai quand même voulu être fidèle au texte, qui existe d’ailleurs dans un bon nombre de versions, car il a été réédité à plusieurs reprises après la mort précoce de Weber. Kind lui a longtemps survécu, devenant de plus en plus amer à cause de l’omission des premières scènes de l’Ermite. J’ai utilisé toutes les versions imprimées du livret, ainsi que le conte de Johann August Apel, sur lequel il est basé. J’ai écouté peu d’enregistrements de Der Freischütz, mais j’ai toujours pensé que le personnage parlé de Samiel était très peu présent. C’est presque un rôle muet, mais qui, dans une production scénique, doit en imposer. Pour le disque, j’ai travaillé avec un acteur, Max Urlacher. J’avais déjà écrit, au départ, une version où Samiel s’exprimait davantage. Il y a pris goût, et ce texte est devenu de plus en plus consistant.
Que répondriez-vous à ceux qui vous reprochent de trop intervenir dans les œuvres – y compris, cette fois, dans la musique, puisque vous avez écrit les numéros « manquants » à partir de thèmes de Weber, mais aussi adapté au texte de Kind une chanson à boire de Schubert ?
Eh bien, je leur dirais : « Tant pis pour vous ! » Der Freischütz n’est pas une œuvre que j’aimais quand j’étais petit. Je ne la connaissais pas. D’ailleurs, elle n’est vraiment populaire qu’en Allemagne. Quand je l’ai vue sur scène pour la première fois, je n’ai pas du tout été convaincu. Peut-être était-ce que cette lourdeur, déjà, me répugnait presque ! Et aussi, à la lecture du livret, l’intervention de l’Ermite, en deus ex machina, me paraissait totalement déplacée – ce qui n’est pas le cas dans le texte original. Je trouve donc que Kind mérite l’audace que j’ai eue. Je ne sais pas si je l’ai bien fait. Mais il me semblait que cela en valait la peine. Et j’avais beaucoup plus de temps qu’habituellement à cause du Covid. Au XIXe siècle, quelques compositeurs ont tenté de mettre en musique les deux premières scènes, et notamment un certain Oskar Möricke, pour un spectacle monté à Lübeck en 1893. Pour ma part, je ne compte plus le nombre de pages que j’ai écrites, à partir de thèmes de l’ouverture et de l’apparition finale de l’Ermite, pour aller vers toujours plus de simplicité !
Propos recueillis par MEHDI MAHDAVI
À écouter :
Der Freischütz de Carl Maria von Weber, avec le Zürcher Sing-Akademie, le Freiburger Barockorchester, Yannick Debus (Ottokar, Kilian), Matthias Winckhler (Kuno), Polina Pasztircsák (Agathe), Kateryna Kasper (Ännchen), Dimitry Ivashchenko (Kaspar), Maximilian Schmitt (Max), Christian Immler (Ein Eremit) et Max Urlacher (Samiel), sous la direction de René Jacobs.
Harmonia Mundi HMM 902700.01
Parution le 29 avril 2022.
Et aussi :
Messe en si mineur de Johann Sebastian Bach, avec le RIAS Kammerchor, l’Akademie für Alte Musik Berlin, Robin Johannsen, Marie-Claude Chappuis, Helena Rasker, Sebastian Kohlepp et Christian Immler, sous la direction de René Jacobs.
Harmonia Mundi HMM 902676.77
Parution le 13 mai 2022.
En concert :
Israel in Egypt de Georg Friedrich Haendel, avec le Zürcher Sing-Akademie, le Freiburger Barockorchester, Robin Johannsen, Emmanuelle de Negri, Alberto Miguélez Rouco, Jeremy Ovenden, Neal Davies et Christian Immler, sous la direction de René Jacobs, à la Philharmonie de Paris, le 16 juin 2022.