Opéra, 11 mars
Metteur en scène, décorateur, costumier, éclairagiste, mais aussi – comme si cela n’était pas déjà assez pour un seul homme – chorégraphe, Stefano Poda détient, à n’en pas douter, les clés dramaturgiques d’Alcina. L’atmosphère lascive, et la nymphomanie diversement assouvie des deux sœurs, Alcina et Morgana, attestent qu’il s’est, au moins, posé la question de la libido féminine, et la présence d’un double âgé, révélant la véritable apparence de la magicienne, qu’il a lu l’Arioste – « le visage pâle, ridé, maigre ; les cheveux blancs et rares, car elle était plus vieille qu’Hécube, la Sibylle de Cumes et bien d’autres », ainsi que la décrit le poète, dans Roland furieux (Orlando furioso), auquel le livret de l’opéra de Haendel puise sa source.
Mais tout à son désir démiurgique d’imposer sa griffe esthétique, notre homme-orchestre sollicite l’œil à l’excès : haies de cyprès coulés dans le bronze, à l’instar de panthères géométriquement ordonnancées, bientôt rejointes par force paons et flamants roses empaillés, tout aussi méticuleusement alignés. À ce bestiaire, dont l’île d’Alcina se doit, certes, d’être peuplée, s’ajoutent une collection de vases Médicis, une cohorte de figurants maquillés d’argent, une débauche de costumes hétéroclites, et enfin un immense polyèdre sphérique, lieu et symbole du pouvoir magique, qui écrase l’espace, et réduit le théâtre à un mouvement perpétuel confinant à l’hyperactivité, voire à l’hystérie.
Entre baroque futuriste et futurisme baroque, un spectacle d’un goût douteux, donc – ou qui, du moins, n’est vraiment pas le nôtre, la production ayant été assez unanimement louée.
À la tête d’un Orchestre de Chambre de Lausanne non seulement rompu à la pratique « historiquement informée », mais dont les sonorités n’ont pas à pâlir face à la palette propre aux instruments d’époque, Diego Fasolis surprend par certains choix, dont il n’est peut-être pas seul responsable. Était-il bien nécessaire, par exemple, qu’Oberto arrive comme un cheveu sur la soupe, au milieu du deuxième acte, pour disparaître sitôt son air achevé – d’autant que la jeune mezzo française Ludmila Schwartzwalder ne s’y distingue pas particulièrement ?
Surtout, comment tolérer que cet ultime joyau de la couronne du rôle-titre, qu’est « Mi restano le lagrime », soit amputé de sa partie médiane et de son da capo ? Sans se départir tout à fait d’une raideur manifeste dans la sinfonia d’ouverture, Diego Fasolis embrasse la partition d’un geste généreux et roboratif, qui trouve un écho généralement brillant sur le plateau.
Si la sidérante vélocité de Juan Sancho, dans le tempo effréné de l’air « È un folle, è un vil affetto » d’Oronte, ne peut dissimuler les cahotements d’un ténor décentré vers le grave, Guilhem Worms déploie en Melisso un matériau conséquent, dont la qualité compense une ligne encore fruste. Novice dans un répertoire qui flatte peu le naturel de son opulent mezzo, Marina Viotti vocalise avec fluidité, là où Bradamante n’est que pugnacité.
Par sa ténacité souvent rageuse, Marie Lys rompt avec la tradition des Morgana pimpantes, à l’ornementation décorative, et au suraigu cristallin. Juchée sur des stilettos, la soprano suisse touche au cœur, grâce à un instrument haut perché, que des arêtes, çà et là trop pointues, ne sauraient déparer, tant son noyau est dense, et sa ductilité intense.
Le jeu outré de Franco Fagioli s’accorde, au I, avec l’outrecuidance de Ruggiero, comme avec une émission aussi grimaçante que son faciès, opérant, à force d’artifice, une fusion, en vérité plus excitante que séduisante, entre la technique de Cecilia Bartoli et les bizarreries de Vesselina Kasarova. Le contre-ténor argentin oscille ensuite, parfois même d’une mesure à l’autre, entre état de grâce et maniérismes, poussés jusqu’à la caricature du phénomène inouï qu’il était à ses débuts. Et demeure quand il déroule le legato frémissant de « Verdi prati », ou qu’il multiplie, avec un abattage intrépide, les sauts de registre et d’intervalle, qui achèvent de propulser « Sta nell’Ircana » dans une dimension surnaturelle.
Cueillie à froid, comme tant d’autres, par « Di’, cor mio », la soprano néerlandaise Lenneke Ruiten n’en confirme pas moins qu’elle est une belcantiste considérable. Des reflets de l’art, plus que du timbre lunaire, d’Arleen Auger, la plus grande Alcina du siècle dernier, passent, notamment dans l’aigu filé, sur cette voix dont les écorchures rendent les inflexions plus fascinantes encore.
MEHDI MAHDAVI