Théâtre Royal, 3 & 4 mars
Décidément, après l’Otello rossinien du mois de décembre 2021 (voir O. M. n° 179 p. 41 de février 2022), l’Opéra Royal de Wallonie-Liège risque de devenir la maison des remplacements. Après le baryton de la première distribution (Carlos Alvarez) et le ténor de la seconde (Francesco Demuro), c’est au tour de Jodie Devos, malade, d’être remplacée, ôtant ainsi une bonne part de l’excitation que ses débuts dans le rôle de Gilda devaient donner à cette nouvelle production de Rigoletto.
Enkeleda Kamani (remplaçant elle-même Maria Mudryak, initialement prévue !) se trouve ainsi devoir assurer les deux premières représentations. D’un soir sur l’autre, la jeune soprano albanaise en profite pour peaufiner son interprétation. « Caro nome », d’abord un peu extérieur et seulement technique, trouve, le 4 mars, le caractère rêveur et l’intériorité qui lui manquaient la veille. Elle évite aussi cette tendance à minauder qui défigurait son duo avec Rigoletto, à l’acte I, et se révèle bouleversante dans la scène finale.
Les remplacements, fort heureusement, ne se font pas toujours à perte ; et l’entrée d’Amartuvshin Enkhbat, dans le rôle-titre, a renouvelé l’intérêt de la première distribution. La voix puissante, richement timbrée, du baryton mongol lui permet toutes les nuances, de la tendresse aux explosions de fureur, compensant largement une présence scénique un peu moins convaincante. Sa personnalité vocale exceptionnelle fait de lui le centre dramatique de la représentation. Lui succédant, le Roumain Sebastian Catana paraît presque léger et, sans démériter, n’habite son personnage que de façon assez générique.
Le Duc du ténor péruvien Ivan Ayon Rivas a pour lui la fougue et la jeunesse, mais son registre aigu facile a des résonances métalliques. L’Albanais Giuseppe Gipali n’a rien à lui envier pour la qualité du timbre, la sûreté des aigus et une maîtrise de la vocalise impeccable.
La basse profonde du Sparafucile de Ruben Amoretti impressionne, le premier soir, mais paraît un peu fatiguée, le second. Une certaine âpreté de la voix convient bien à la Maddalena de Sarah Laulan, remarquablement caractérisée. Du côté des comprimari, on retient l’imposant Monterone de Patrick Bolleire, hélas desservi par son costume, et la solide Giovanna de Caroline de Mahieu.
La mise en scène de John Turturro installe l’action dans un XVIIIe siècle décadent et sombre, à l’ambiance vaguement sadienne. À cette transposition près, la conception du réalisateur américain semble nous ramener à une époque que l’on croyait révolue, où la convention régnait en maître, où les chanteurs venaient interpréter leurs airs face au public et où la direction d’acteurs, dans les scènes d’ensemble, se résumait à une sorte d’agitation générale, renforcée ici par la présence d’un groupe de danseurs.
Avec John Turturro, le traitement des personnages n’évite aucun poncif : Gilda est la jeune fille candide aux longs cheveux blonds, Rigoletto endosse une énorme bosse factice, le Duc est un cavalier en bottes, et ses courtisans, une troupe de libertins, affublés de perruques ridicules. Il faut attendre l’acte II pour que les transformations du décor et un travail raffiné sur les lumières libèrent, enfin, la mise en scène de ce pseudo-réalisme suranné.
La galerie du I se délabre, prenant des allures fantastiques ; et c’est dans une ambiance de lendemain d’orgie que le Duc chante son grand air, au II. Pour le III, le scénographe italien Francesco Frigeri recycle la chambre de Gilda pour en faire l’auberge de guingois, ouverte à tous les vents, et c’est sur le plateau nu, à quelques silhouettes d’arbres près, que s’achève le drame.
Portées par la direction engagée et précise du chef israélien Daniel Oren, avec le concours d’un excellent chœur masculin et d’un orchestre impeccable, les deux distributions sont accueillies par un succès sans partage.
ALFRED CARON