Teatro Real, 26 février
Il est vraiment triste que Luis de Pablo, disparu le 10 octobre dernier, à l’âge de 91 ans, n’ait pas eu la possibilité d’assister à la création mondiale de son sixième opéra, El abrecartas (Le Coupe-papier). Car, même s’il s’en était évidemment fait une idée au cours du processus de composition, rien de remplace l’expérience de l’exécution sur le vif.
Connu pour avoir fait découvrir la musique sérielle, puis aléatoire, en Espagne, Luis de Pablo l’est tout autant pour son refus de s’enfermer dans un quelconque style ou école. Depuis toujours sensible à toutes les formes d’expression, des musiciens de la Renaissance au folklore de son pays, en passant par Debussy et la flûte mélanésienne, il a conçu une partition d’une variété et d’une virtuosité étourdissantes. Ne voulant pas choisir entre tonalité, modalité et sérialisme, il s’est souvenu de tout ce qu’il avait expérimenté au cours de sa longue vie, pour composer une mosaïque à la fois bourrée d’emprunts et puissamment originale, qui n’agresse jamais l’oreille, aussi aride et dissonante puisse-t-elle paraître parfois.
Personnellement, nous avons été particulièrement ébloui par les références au répertoire populaire espagnol (le superbe paso doble de la scène 1, confié au piano et à la trompette, avec juste ce qu’il faut d’ironie dans l’adaptation) et, encore davantage, à la musique ancienne, sacrée comme profane (plain-chant, polyphonies de Tomas Luis de Victoria, chansons de troubadours…). Très bien écrit pour les voix, l’opéra l’est aussi pour l’orchestre, à l’effectif imposant, notamment chez les percussions, d’une diversité inouïe.
Là où le bât blesse, c’est du côté du livret, adapté par Vicente Molina Foix à partir de son monumental roman éponyme, paru en 2006. Luis de Pablo, qui avait déjà collaboré avec l’écrivain pour El viajero indiscreto (Le Voyageur indiscret, Madrid, 1990) et La madre invita a comer (La Mère invite à manger, Venise, 1993), s’est-il, à un moment, rendu compte qu’il s’était engagé dans une impasse ? On ne le saura jamais. Toujours est-il que le principe de base du livre, à savoir la formule épistolaire, ne fonctionne pas dans l’opéra.
Construit à partir de lettres, le texte crée d’emblée une distance, car il superpose différents points de vue : celui du rédacteur, au fil d’un récit mi-réel, mi-fantasmé ; celui du destinataire, réagissant au contenu de la missive ; et celui des témoins des rencontres ou événements ayant inspiré celle-ci. Tout est donc « raconté », mais sans l’ombre d’un fil conducteur, de manière délibérément parcellaire et allusive (l’introduction de fragments de poèmes n’arrange rien).
Comme dans le roman, l’objectif est d’évoquer cinquante ans d’histoire de l’Espagne (Prologue en 1907, sixième et dernière scène en 1956), à travers quelques-uns de ses écrivains marquants sur la période : Federico Garcia Lorca, Vicente Aleixandre, Eugenio d’Ors. Sauf que le refus de toute connotation biographique, le choix de se focaliser sur certains épisodes, sans jamais les contextualiser, et la manière extrêmement cérébrale de s’exprimer des personnages (soulignée par la traduction anglaise des surtitres, indispensable quand on ne comprend pas l’espagnol) coupent toute émotion.
Beaucoup des thèmes abordés accrochent : la responsabilité de l’artiste par rapport au politique, la défiance des dictateurs envers les « intellectuels », la notion de sacrifice, la façon dont deux êtres peuvent s’aimer, en étant séparés par un océan ou les murs d’une prison… Mais l’ancrage profondément espagnol, l’accumulation de références ne parlant qu’aux familiers de l’univers des écrivains susmentionnés, et l’abstraction du langage les empêchent d’acquérir une portée universelle.
À l’impossible, nul n’est tenu et l’on ne peut pas reprocher à Xavier Alberti le statisme de la production. Mettre en scène, c’est, par définition, faire du théâtre. Or, il n’y pas de théâtre dans El abrecartas – même si le réalisateur revendique, dans le programme de salle, une théâtralité « très particulière ». Ne pouvant être ni concret, ni explicatif, le spectacle se borne donc à créer des « espaces mentaux », où il ne se passe pas grand-chose.
Le décor de Max Glaenzel a, du moins, le mérite de la simplicité et de la fluidité : trois murs gris, des néons au plafond, huit parallélépipèdes en forme de boîte postale, que des machinistes assemblent à vue, lors des changements de tableau. Quelques accessoires complètent : un lit, un piano, une reproduction de la Vénus d’Urbin du Titien (1538, Florence, Galerie des Offices), des photos de Franco… Les costumes de Silvia Delagneau, eux, sont fidèles à chacune des époques évoquées.
Dans une forme étincelante, l’Orquesta Titular del Teatro Real n’est jamais pris en défaut par la complexité de l’écriture de Luis de Pablo, sous la baguette convaincue de Fabian Panisello. Bravo, également, aux chœurs maison et, encore davantage, aux Pequeños Cantores de la Jorcam, confrontés à des pages nettement plus difficiles que « Avec la garde montante » (Carmen) ou « Noël ! Noël ! » (Werther).
Les solistes sont impeccables, avec une mention pour Airam Hernandez, José Manuel Montero et Mikeldi Atxalandabaso, trois ténors très bien mis en valeur par la partition.
Au bilan, de la belle musique, desservie par un livret ennuyeux. Dommage pour la diffusion de l’œuvre de Luis de Pablo, compositeur reconnu sur le plan international, tant on voit mal El abrecartas s’exporter hors d’Espagne.
RICHARD MARTET