Auditorium, 31 janvier
Depuis combien de temps n’avait-on pas entendu Werther aussi parfaitement chanté ? Disons-le d’emblée : dans la généalogie des interprètes de ce rôle emblématique, à la scène comme au disque, Benjamin Bernheim s’inscrit parmi les plus exceptionnels.
Par sa couleur de voix, sa noblesse de ton, et cette façon de sculpter le texte héritée de la tragédie classique, le ténor français évoque, dès son entrée, le souvenir de Georges Thill. Un Werther à la projection d’airain, à la diction d’une netteté dépourvue de toute affectation, tour à tour capable, dans l’aigu, de spectaculaires déferlements de puissance, comme de sublimes demi-teintes. C’est tellement beau qu’on se pince pour y croire !
S’agissant d’une prise de rôle, on admire également la manière dont Benjamin Bernheim impose sa griffe sur un personnage aux multiples facettes, sur lesquelles chaque ténor choisit de mettre plus ou moins l’accent. Son Werther est romantique, mais sans en rajouter dans le côté rêveur et contemplatif. Ni geignard, ni nombriliste dans l’expression de ses souffrances, il évite, de même, d’en faire trop dans ses démonstrations d’amour : son ardeur virile ne laisse aucun doute sur son envie de passer à l’acte avec Charlotte, mais on n’entend pas, pour autant, un Des Grieux s’abandonnant à sa passion, au deuxième acte de Manon Lescaut.
Le portrait s’affinera et s’approfondira encore au fil des retrouvailles avec le rôle, notamment sur le plan scénique – Benjamin Bernheim n’est pas un acteur-né, même s’il a fait de gros progrès, ces dernières années. Mais, tel que nous l’avons découvert dans cette nouvelle production de l’Opéra National de Bordeaux, le soir de la première, nous tenons là, incontestablement, le meilleur Werther du moment.
À titre personnel, nous n’aimons guère la couleur de voix de Michèle Losier. Pour le reste, sa Charlotte tient plus que dignement son rang, avec une émission arrogante et homogène, un bas médium nourri et un aigu fulgurant. Formidablement engagée sur le plan scénique, elle bouleverse dans les deux derniers actes, la qualité de sa diction égalant presque celle de son partenaire.
Florie Valiquette est idéale en Sophie, avec un timbre suffisamment corsé pour éviter toute mièvrerie et un aigu aérien. À ce stade de sa carrière, Lionel Lhote est, évidemment, un luxe en Albert. Mais qui s’en plaindrait, devant tant de beauté vocale et d’expressivité dans la mise en valeur du texte ? Trop jeune et trop baryton pour le Bailli, Marc Scoffoni n’en chante pas moins fort bien. Schmidt et Johann, qui en font des tonnes dans leur numéro « comique », procurent des satisfactions plus mitigées.
Comme la plupart des chefs, Pierre Dumoussaud, à la tête d’un bel Orchestre National Bordeaux Aquitaine, se montre plus à son affaire dans les paroxysmes de la passion que dans le ton de conversation des scènes d’« opéra-comique » – le début du I et du II se traîne un peu. Mais quelle flamme, quel déchaînement de sensualité, dans l’accompagnement de passages tels que « Ô spectacle idéal d’amour et d’innocence », « Rêve ! Extase ! Bonheur ! », « Non ! Tu ne saurais pas, dérobé sous tes voiles » ou « Pourquoi me réveiller » !
Romain Gilbert signe une vraie mise en scène, dans un Auditorium dont on connaît les contraintes techniques (absence de cintres et de dégagements). La scénographie de Mathieu Crescence, à dominante grise, est astucieuse : devant la paroi semi-circulaire entourant le plateau, recouverte de motifs abstraits grossièrement barbouillés (vagues ? nuages ? plantes ?) et joliment éclairée par François Menou, il dispose une tournette, dont la rotation permet de rapides changements de lieux.
On découvre ainsi la façade d’une maison, puis son intérieur, avec un escalier aménagé au milieu. Un grand lit noir (servant aussi bien au Bailli pour célébrer Bacchus qu’à Charlotte pour lire les lettres de Werther), des jouets et des néons évoquant une fête foraine (pour le début du II), une table et des chaises de jardin, complètent ce dispositif efficace et lisible, à défaut de flatter l’œil.
On portera au crédit de Romain Gilbert une direction d’acteurs digne de ce nom, même si toutes ses idées ne sont pas d’une pertinence équivalente. Doubler Werther et Charlotte par un petit garçon et une fillette n’a, en soi, rien de rédhibitoire. Au contraire, le procédé est un bon moyen de souligner l’importance du thème de l’enfance dans le livret. Mais tellement de metteurs en scène y ont déjà eu recours qu’il fait désormais figure de cliché.
Pour Romain Gilbert, Albert « doit nécessairement déporter [sa] non-violence envers son prochain vers un loisir, comme la collection de trophées ; Charlotte en est un par extension ». Pourquoi pas ? Sauf que cela débouche sur un décor assez laid, au début du III, avec les parois du lit ornées de cadavres sanguinolents d’animaux tués à la chasse et, au milieu, une Charlotte en longue chemise de nuit, tout droit sortie du rayon vêtements du supermarché le plus proche – alors que les autres costumes, certains très seyants, renvoient plutôt au début du XIXe siècle.
Le plus intéressant est à chercher dans le rôle confié à Sophie. Ostensiblement jalouse de Charlotte, dépitée d’être rejetée par Werther, c’est elle qui porte le pistolet fatal au poète. Finie la candide et gentille petite sœur, place à l’adolescente éperdument amoureuse, avec tout ce que cela comporte d’emportements et de folies !
RICHARD MARTET