Dans son premier album, la mezzo-soprano Ambroisine Bré conte l’amour d’Éros et Psyché dans une histoire en musique et en mots qui crée la rencontre entre des œuvres sensuelles et éthérées. Elle s’est entourée pour cet enregistrement de jeunes étoiles de la musique de chambre française, et notamment du Quatuor Hanson, dont l’altiste Gabrielle Lafait et l’un des violonistes Jules Dussap nous ont expliqué la démarche artistique. Le quatuor à cordes du XXIe siècle, c’est par ici !
Comment avez-vous intégré votre son de quatuor au projet d’Ambroisine Bré ?
Jules Dussap : Tout est parti de la rencontre avec Ambroisine au Festival de Pâques de Deauville en 2017. On avait eu une très belle expérience de concert avec le Nocturne de Lekeu et la Chanson perpétuelle de Chausson. Et quand Ambroisine nous a contactés pour le disque, qui inclut ces 2 œuvres, elle nous a tout de suite convaincus car elle avait exactement en tête toute la structure du projet.
Gabrielle Lafait : En quatuor, on se sert beaucoup de la mémoire des moments de concert. On savait qu’on allait revivre cette énergie en commun. C’est important de retrouver ces sensations pendant les enregistrements pour transmettre quelque chose, et ne pas juste interpréter pour un micro. On a aussi beaucoup travaillé sur le texte, Ambroisine nous faisait remarquer que tel mot était prononcé sur telle note. La force du disque, c’est la richesse des couleurs et de la narration musicale par les différentes instrumentations. On peut se fondre dans un tout ou se détacher en des élans individuels en lien direct avec la voix.
Ambroisine Bré a créé une narration musicale autour de Psyché. Quel quatuor à cordes utiliseriez-vous pour raconter cette histoire ?
JD : S’il y a une œuvre qui s’apparente au mythe de Psyché, c’est vraiment le Quatuor de Ravel. Le répertoire abordé dans le disque explore les intentions et les couleurs de la musique française. Il y a une sensualité, une torpeur, presque une moiteur, qu’on retrouve vraiment dans le 3e mouvement de Ravel. Pour l’esprit de Nuit d’ivresse et d’extase infinie de Berlioz, qui est un arrangement d’une pièce orchestrale, il faudrait plutôt aller voir du côté d’un quintette avec piano, comme celui de Franck.
GL : Un passage en pizz du disque me fait aussi penser au 2e mouvement du Quatuor de Debussy, on cherche les couleurs de la harpe, tandis que les passages plus lents me font penser à cette phrase planante et nostalgique du 3e mouvement.
Vos programmes s’apparentent plutôt à des voyages ou à des concepts…
GL : C’est à la fois important pour l’auditeur de contextualiser les œuvres, et pour notre interprétation d’avoir ce lien. Chez Haydn, plus on travaillait de quatuors, plus la chronologie des œuvres résonnait en nous. On souhaitait un agencement cohérent et qui plaise, tout en montrant suffisamment de facettes du compositeur. Sur le disque Not all cats are grey, c’est en approfondissant les œuvres que les rappels harmoniques entre Bartók, Dutilleux et Ligeti sont devenus évidents. Le voyage autour de la nuit aide beaucoup à délier l’imaginaire.
JD : D’autant plus sur une musique qui peut faire peur. Ce fil conducteur rend cette musique beaucoup plus accessible parce qu’on la relie à quelque chose de concret. La musique est essentielle, mais c’est l’idée fondatrice qui fait toute la force d’un projet et la raison d’être d’un disque. Proposer un programme qui se tient, c’est primordial pour nous parce que ça justifie autant le projet que la musique en elle-même.
Vous participez également à des bandes originales de films, collaborez avec des danseurs… Souhaitez-vous participer à une vie culturelle plus large que le spectre chambriste ?
JD : Bien sûr, c’est un enjeu essentiel pour les musiciens de notre génération. Le quatuor à cordes peut avoir une image rude et rigoureuse, mais c’est une formation qui permet tellement de choses qu’il serait dommage de s’en priver ! Dans le quatuor Black Angels de George Crumb, qu’on a enregistré en direct à l’Août Musical de Deauville en 2021, les instruments sont amplifiés, il y a des harmonicas de verre et des gongs, on crie et siffle : ce genre de projets nous fait sortir de notre zone de confort. On collabore aussi régulièrement avec le collectif PARIS jazz SESSIONS. Il faut créer des passerelles qui fassent sortir du schéma traditionnel d’écoute. Si on n’a plus de public, ça ne sert plus à rien de jouer. On se produit dans lieux de musiques actuelles, des scènes nationales, des bars. Le public n’a plus l’a priori sur le contexte même du concert.
GL : L’enjeu est aussi de faire venir les jeunes générations à nos concerts. On joue beaucoup dans des lycées. Certains élèves n’ont jamais entendu de quatuor à cordes ou même de musique classique. On peut ensuite leur parler de notre vie de musiciens et de notre travail sur les œuvres, on leur conseille ce qu’ils peuvent écouter. C’est aussi important qu’il y ait des rendez-vous comme la Biennale du quatuor à cordes à la Cité de la musique – Philharmonie de Paris, pour que les gens puissent vraiment se plonger dans l’univers de chaque formation. Le but est d’être un collectif tellement soudé qu’on va avoir une voix commune. Un quatuor, c’est comme un couple à 4. Cette vie en collectivité influence beaucoup notre jeu. À partir du moment où le public sent cette communication entre nous et avec eux, on peut les toucher plus facilement. On a décidé de consacrer notre vie à créer avec d’autres gens, donc on a envie de donner.
Comment percevez-vous le monde de l’art lyrique ?
GL : Je suis impressionnée de voir à quel point les chanteurs sont liés à leur corps, dans la fatigue comme dans l’alimentation. Il y a quelques décennies, les professeurs d’instrument parlaient très peu du rapport au corps. Aujourd’hui, on essaye de plus en plus de s’échauffer physiquement ou de faire du sport pour être en forme, car ça va se ressentir dans le jeu. Les chanteurs ont cependant la chance de toujours interpréter du texte, qui est une donnée plus objective que la partition seule. En quatuor, l’absence des mots nous apporte beaucoup de liberté, mais aussi des zones d’ombre, où chacun peut entendre quelque chose de différent.
JD : On a finalement peu l’occasion de collaborer avec des artistes lyriques. Notre méconnaissance de ce monde commence dès le Conservatoire, où il existe un cloisonnement entre instrumentistes et chanteurs. C’est seulement après le cursus qu’on se retrouve à collaborer. Il y a aussi une médiatisation plus forte à l’opéra que dans la musique de chambre, ce qui doit être plus compliqué à gérer. En quatuor, on a la chance de mener notre vie de musicien tout en étant dans notre bulle.
Propos recueillis par THIBAULT VICQ
Psyché, premier album solo d’Ambroisine Bré, avec le Quatuor Hanson, Ismaël Margain (piano), Mathilde Calderini (flûte), Anaïs Gaudemard (harpe), Julien Dran (ténor lyrique), et Gérard Depardieu (voix). A paraître vendredi 11 février 2022.
Enregistrements du Quatuor Hanson :
All shall not die – Franz Joseph Haydn (Aparté, 2019)
Not all cats are grey – Béla Bartók / György Ligeti / Henri Dutilleux (Aparté, 2021)
Black Angels, Treize Images des pays sombres – George Crumb (B RECORDS, avril 2022 – enregistré en direct à l’Août Musical de Deauville en août 2021)
Prochain concert : Octuor de Félix Mendelssohn avec le Quatuor Hermès, au Festival de Pâques de Deauville (Salle Élie-de-Brignac), le 7 mai 2022