Staatsoper, 26 janvier
Ce n’est certes pas pour la mise en scène de Christine Mielitz, étrennée en 1996, sous la baguette de Mstislav Rostropovitch, que nous nous sommes précipité à Vienne, bravant les mesures sanitaires drastiques auxquelles le Staatsoper est contraint de se soumettre, jusqu’à nouvel ordre. Même remontée avec soin, l’esthétique porte assez caricaturalement son âge, à l’instar d’une application souvent absconse de la grammaire brechtienne.
Ce n’est pas davantage, avouons-le, pour l’œuvre elle-même, qui n’est jamais devenue une rareté, depuis sa création londonienne, en 1945 – et d’ailleurs magistralement servie, en octobre dernier (voir O. M. n° 178 p. 76 de décembre-janvier 2021-2022), par la reprise, au Theater an der Wien, du superbe spectacle de Christof Loy, bien plus poétique, et en phase avec nos préoccupations actuelles. C’est donc bel et bien pour son trio de têtes d’affiche – Jonas Kaufmann, Lise Davidsen et Bryn Terfel –, dont la réunion aurait marqué du sceau de l’exceptionnel la distribution de n’importe quel opéra.
Issu de la troupe, l’entourage est honorable, mais une caractérisation insuffisante des individualités, au profit de la communauté, ne permet à personne de se distinguer vraiment – même si Wolfgang Bankl impressionne encore en Swallow, et Stephanie Houtzeel finit par s’affirmer en Mrs. Sedley.
Le Falstaff, le Wotan de sa génération, en Balstrode ? Un luxe, assurément. Parfois forcé de brutaliser ses attaques pour retrouver l’impact de jadis, Bryn Terfel a, ici comme ailleurs, l’avantage d’un charisme exceptionnel – et, surtout, de chanter sa langue natale comme il parle. Lise Davidsen paraît, à cet égard, plus appliquée, voire engoncée. Parce qu’à l’étroit, peut-être, dans un emploi que son gabarit, physique et vocal, excède.
Non que la soprano norvégienne ne plie son instrument aux nuances prescrites par la partition, mais il manque à ce glorieux airain une lumière, presque une modestie. Alors que, sous le capot de cette Sieglinde, de cette Chrysothemis, vrombissent déjà une Brünnhilde, une Elektra, (super)héroïnes plus grandes que nature, comment croire que son Ellen Orford n’est que, le cœur sur la main, parangon d’abnégation, une simple veuve et institutrice ?
Le statut de Jonas Kaufmann est tel, aujourd’hui, que chacune de ses prises de rôles est passée au crible. Sans doute est-il trop tôt pour affirmer, de façon péremptoire et définitive, que ce premier Peter Grimes n’en appelle pas nécessairement d’autres. Une fois admis que le contexte d’une reprise dans une maison de répertoire, même en bénéficiant d’un temps de répétitions confortable, n’était pas idéal, il convient de reconnaître que le ténor allemand passe une bonne partie de la représentation à tâtonner.
D’abord à la recherche de cette vocalité singulière, taillée par Britten aux mesures de Peter Pears – et que Jon Vickers s’était appropriée, entraînant dans son sillage plusieurs générations de wagnériens, d’une façon qui déplaisait au compositeur. Ensuite du personnage, d’une violence trop univoque dans cette production. Oui, « Steady. There you are. » émeut, mais « Now the great Bear and Pleiades » achoppe, par exemple, sur une émission qu’une couverture excessive crispe et décolore.
Le triomphe le plus incontestable revient finalement à Simone Young, à la tête d’un chœur et d’un orchestre d’une puissance et d’une implication pétrifiantes. La cheffe australienne – au pupitre, dans cet ouvrage, pour la quatrième fois en un quart de siècle, au Staatsoper – dirige tendu, compact, mieux dense, en plongeant d’emblée au plus profond d’une matière sonore et dramatique qui submerge et laisse pantelant.
MEHDI MAHDAVI