Palais Garnier, 21 janvier
Provocation ? Révolution ? En mars 2006, la première parisienne des Nozze di Figaro selon Christoph Marthaler, créées au Festival de Salzbourg, cinq ans plus tôt, déclenchait une de ces broncas homériques que le regretté Gerard Mortier prenait un malin plaisir à orchestrer. Partisan d’une forme de restauration, feu Nicolas Joel s’empressa de faire (re)venir de la Scala la production mythique de Giorgio Strehler, dont l’original, conservé depuis 1973, avait finalement été détruit trente ans plus tard, pour quelques ultimes tours de piste (octobre 2010, mai 2011, septembre 2012). Faute de temps, semble-t-il, Stéphane Lissner ne put aller au-delà du deuxième volet d’une nouvelle « trilogie Mozart/Da Ponte ».
Il était normal, donc, qu’Alexander Neef s’attelle, dès son arrivée, à mettre un terme à une quasi-décennie d’absence de ce pilier du répertoire lyrique sur les scènes de la « Grande Boutique ». Et non sans audace, en associant à son nouveau directeur musical vedette, une réalisatrice britannique inconnue en France, plutôt que de commander une relecture, censément prévisible, à un membre du quarteron des trublions à la mode.
Netia Jones, qui signe également les décors, les costumes, et les vidéos, est tout sauf à court d’idées, tant sur l’opéra que sur la pièce de Beaumarchais, dont le livret est adapté. À en croire, du moins, ses notes d’intention en forme de dissertation, dûment ponctuées de citations – du Mariage de Figaro et de son auteur, mais aussi de Napoléon et d’Olympe de Gouges…
Puisqu’une maison d’opéra reproduit « les hiérarchies patriarcales, les commérages, (…)les structures de pouvoir » d’un château du XVIIIe siècle, l’œuvre devient « mise en abyme », transposée dans les loges et le magasin des costumes du Palais Garnier – Figaro, barbier de Séville, avant d’être factotum, est ici perruquier, et Susanna, couturière. Sauf que Netia Jones ne peut rivaliser, dans cet exercice désormais banal, avec un Robert Carsen, maître incontesté en la matière – et qui avait déjà, dans Capriccio, ouvert le lointain jusqu’au Foyer de la danse.
Le versant féministe de la dramaturgie n’est guère plus prégnant. Potache, et même vulgaire, puis lourdement didactique, Lotte de Beer allait beaucoup plus loin dans cette direction, en juillet dernier, au Festival d’Aix-en-Provence. Et quand cette dernière accumulait les gags, au risque de la saturation, la nouvelle venue ne s’en autorise qu’un toutes les vingt minutes – pour nous refaire, de surcroît, le coup de la perceuse, quinze ans après Marthaler… Il faut tout le talent de comédien de Peter Mattei, qui incarnait déjà le Comte alors, et son exceptionnel charisme, pour laisser croire, le temps de quelques scènes, que la direction d’acteurs n’est pas tout à fait inexistante.
Au rideau final, pourtant, pas une seule huée ne se mêle aux applaudissements nourris, sinon enthousiastes, qui accueillent Netia Jones. Sans doute sont-ils le juste reflet d’un spectacle conforme à un certain air du temps, et finalement inoffensif, qui, pour cette raison même, devrait faire de l’usage dans les prochaines saisons…
Jusqu’au finale du II, Gustavo Dudamel cherche le rythme sans trouver l’esprit, dès lors que rapidité n’est pas synonyme de vivacité. Le discours musical, ensuite, se fluidifie, en même temps que l’interprétation gagne en personnalité. S’il n’est pas certain que Mozart soit le terrain de jeu idéal pour le chef vénézuélien, sa lune de miel sans nuage avec l’Orchestre de l’Opéra National de Paris fait plaisir à entendre.
Frappé par son lot de vicissitudes jusqu’à la dernière minute, le plateau vocal n’en conserve pas moins sa cohérence. Luca Pisaroni, qui fut Figaro dans la reprise du spectacle de Marthaler « hors les murs », à Nanterre, puis chez Strehler, avant de s’y essayer au Comte, reprend ainsi du service, suite au retrait, moins d’une semaine avant la première, d’Adam Palka, lui-même substitué, voici quelques mois, à Ildebrando D’Arcangelo, initialement annoncé ! Malgré un aigu désormais décoloré, quoique attaqué de front, Luca Pisaroni reste une référence dans le rôle, qu’il chante comme il parle, avec un naturel virevoltant.
Remplaçant Ying Fang au pied levé, Anna El-Khashem prend de l’assurance et du corps au fil de la soirée, Susanna certes légère, mais aux belles manières musicales. La projection souvent timide et l’émission pâteuse du médium tendent à éteindre la lumière opaline de la Comtesse de noble allure de Maria Bengtsson, dont la reprise pianissimo de « Dove sono » manque d’un soupçon de tenue pour suspendre absolument le temps.
Lea Desandre, Cherubino aussi clair – mezzo, vraiment ? – qu’adorable, mais toujours poids plume, se révèle plus crédible en tutu, juchée sur les pointes, qu’en survêtement et casquette. À quoi bon le luxe de Dorothea Röschmann, grande mozartienne dont chaque récitatif est une leçon, en Marcellina, si c’est pour la priver de son air ?
Comme en surplomb de la production, Peter Mattei est tel qu’en lui-même, velours altier et phrasé acéré, artiste immense, en somme, dont chaque apparition met, enfin, le théâtre sous tension.
MEHDI MAHDAVI