Commandé par Stéphane Lissner dès sa nomination à la tête de l’Opéra National de Paris, le nouvel opéra de Marc-André Dalbavie, sur un livret de Raphaèle Fleury et dans une mise en scène de Stanislas Nordey, va enfin voir le jour, à l’aube du mandat de son successeur. Si l’évolution de la situation sanitaire le permet, le rideau du Palais Garnier devrait se lever, le 21 mai, sur cette adaptation de la célèbre pièce de Paul Claudel, monument du théâtre dramatique français, joué à la Comédie-Française, le 27 novembre 1943. À la fois mystique et bouffonne, inquiétante et chargée d’allégresse, cette immense fresque, difficilement représentable en raison de sa longueur (onze heures environ, réduites à cinq à la création), a pour l’occasion été condensée en un spectacle qui durera quand même six heures et cinquante minutes, deux entractes compris. Autant dire que l’on évolue dans le registre du gigantesque, avec une action déroulée sur vingt ans, dans une multitude de pays, à l’époque de la Renaissance, trente personnages confiés à douze chanteurs, et un orchestre symphonique au grand complet !
Marc-André Dalbavie, après Gesualdo et Charlotte Salomon, inspirés par la vie d’artistes au destin tragique, vous vous emparez, pour votre troisième opéra, de l’une des pièces les plus complexes et les plus fascinantes du répertoire théâtral français. Comment l’ambitieux projet de l’adaptation en vue de la scène lyrique du Soulier de satin, cette somme qui rassemble l’essentiel de la vie, de l’art et de la pensée de Paul Claudel (1868-1955), est-il né ?
J’ai souvent puisé dans la littérature non seulement de la matière, mais aussi des formes qui ont nourri mes compositions musicales. En 1987, la représentation du drame de Claudel, donnée dans la cour du Palais des Papes d’Avignon, dans la mise en scène d’Antoine Vitez, a été une véritable révélation, mieux, un émerveillement, tant esthétique qu’émotionnel. J’ai été bouleversé par cette pièce grandiose, flamboyante de couleurs, de fantaisie, de fougue juvénile, de désir amoureux et d’aspiration spirituelle. Son exceptionnel potentiel échappe à toutes les conventions connues, à toutes les règles théâtrales, pour se déployer dans une dimension cosmique sur une vingtaine d’années. J’ai longtemps été habité par cet univers si puissant, si singulier, par cette vision du destin de l’humanité pétrie de chair, mais sans jamais penser à la possibilité d’en tirer le sujet d’un opéra. Quand, en 2013, l’Opéra National de Paris m’a passé commande, le choix s’est porté sur Le Soulier de satin. J’avais acquis, au cours des années, une compréhension intuitive et sensible de cette œuvre testamentaire. « La somme de toute ma vie », confiait Claudel. Le projet était audacieux ; en même temps, il s’est imposé comme une évidence, tant la pièce est animée d’un souffle opératique. La porter sur la scène lyrique m’a semblé un prolongement naturel du drame claudélien.
Comment avez-vous abordé la démesure du Soulier de satin, inscrite dans un espace-temps bouleversé et qui refuse le déroulement linéaire de l’action ?
Cette discontinuité narrative apparente, où la poésie et la fantaisie règnent en toute liberté, repose sur une unité d’inspiration et de perspective qui se développe par contrastes, complémentarités d’où émerge une harmonie qui, à la manière de valeurs musicales, ouvre de vastes horizons à la composition de l’opéra. J’ai souhaité poursuivre l’imaginaire de la pièce, en répondant au langage des mots par le langage des sons, en étant fidèle au sens et à la portée de l’œuvre originale, à sa structure en quatre « journées », au savant désordre pensé et voulu par Claudel. Le Soulier de satin est traversé de voyages, d’événements, de rencontres, de changements brusques de sujets, de lieux, de tons également, du pathétique à la farce et à l’ironie, de la tragédie à la comédie. La texture complexe, qui emmêle des scènes et des climats successifs, liés à plusieurs actions se chevauchant à la manière d’une tapisserie parcourue d’innombrables personnages, a nourri l’invention de formes musicales en lien avec les exigences de l’écriture opératique.
Claudel nous avertit : « La scène de ce drame est le monde, et plus spécialement l’Espagne à la fin du XVIe siècle, à moins que ce ne soit le commencement du XVIIe siècle. » Comment faire vivre cette fresque ancrée dans un temps historique et un espace planétaire ?
L’œuvre se situe au temps des Conquistadors, lorsque l’Espagne catholique, à l’apogée d’une brillante civilisation, est la première puissance mondiale, sur tous les continents, en Europe, en Afrique, en Amérique, et jusqu’en Asie. Cette diversité des lieux et des décors exubérants nous envoie de pays en pays, puis sur une flotte en mer, en vue des Baléares, au cours de la dernière « journée ».