Depuis combien de temps Roberto Devereux n’a-t-il pas été mis en scène à Paris ? Poursuivant sa courageuse défense et illustration de l’un des meilleurs opéras de Donizetti, après la version de concert offerte en 2005, le Théâtre des Champs-Élysées accueille, à partir du 20 mars, la belle production de David McVicar, créée en 2016, au Metropolitan Opera de New York. Placée sous la baguette de Roberto Abbado, la distribution est alléchante, avec Karine Deshayes en Sara, Artur Rucinski en Nottingham et Francesco Demuro dans le rôle-titre. Mais, quelle que soit la beauté de la musique que ces derniers ont à chanter, et même si l’ouvrage s’appelle Roberto Devereux, on peut penser que c’est Maria Agresta, l’interprète d’Elisabetta, qui captera tous les regards. Car le personnage de cette reine vieillissante, amoureuse et vindicative, a tout pour retenir l’attention des divas, en herbe ou confirmées, d’autant que l’écriture vocale, par-delà ses difficultés inouïes, s’avère extrêmement payante auprès du public. Depuis le 29 octobre 1837, date de la création, au San Carlo de Naples, elles ont été un certain nombre à relever le défi. Jean Cabourg s’attarde sur celles qui se sont le plus distinguées depuis la résurrection de l’opéra dans les temps modernes.
Elizabeth I (1533-1603), qualifiée sur le tard de « reine vierge », semble s’être longtemps jouée des hommes. Rossini avait initié, dès 1815, avec son Elisabetta, regina d’Inghilterra, une veine historico-musicale inspirée par les heurs et malheurs de la dynastie Tudor. Elisabetta, l’héroïne de Roberto Devereux, ultime volet de la trilogie que Donizetti consacra à ces pages d’Histoire, n’est autre que cette Elizabeth Tudor, fille d’Henry VIII, qui régna sur l’Angleterre de 1558 à 1603. On notera, pour s’en souvenir, qu’elle était née du mariage du roi avec Anne Boleyn, connue pour la disgrâce dont elle fut l’objet et qui lui valut la décapitation.
Au plan vocal, le rôle de cette Elisabetta vieillissante, qui semble anticiper l’ambitus et les audaces de l’Abigaille verdienne, culmine à l’extrême de l’esthétique de Donizetti par les exigences de sa tessiture – du si bémol grave au contre-ut – et de la projection de l’émission, comme de la virtuosité, du soprano drammatico d’agilità et de ses sauts d’octaves vertigineux. Ajoutons, pour faire bonne mesure, les récitatifs tendus et les cabalettes échevelées, à conjuguer avec les nuances du piano/forte et les cantabile spianato et di grazia.
Créatrice de ce fascinant personnage, Giuseppina Ronzi de Begnis, 37 ans à l’époque, n’en avait que 19 sous les traits de la première Rosina parisienne qu’elle incarnait naguère au Théâtre-Italien. Cette Susanna, cette Donna Anna de haut lignage, Norma plébiscitée, se voyait invitée à porter la couronne de l’infortunée reine d’Angleterre, après celle de -l’Écossaise Maria Stuarda, sa légendaire victime. Autre Anna mozartienne superlative, Giulia Grisi, reprenant aussitôt le rôle périlleux, offrait un profil vocal comparable, mais à quelques nuances près, éclairantes pour qui cherche à cerner la vocalité optimale d’un emploi entre tous redoutable.
Cette sublime et angélique Grisi, hier choisie par Bellini pour incarner Adalgisa, versus le sombre métal et le style agitato de Giuditta Pasta, venait certes de reprendre le flambeau de Norma, mais en bravant les doutes du compositeur quant à cette audace. Son Elvira d’I puritani, hier, ou sa future Norina de Don Pasquale, étaient alors mieux accordées à la lyre de ce soprano élégiaque que les trilles furieux des héritières d’Isabella Colbran.
Reste que Donizetti, s’il exigeait de sa reine Tudor toute la raucité vengeresse de la femme trahie par un galant de trente ans son cadet, savait pouvoir compter sur la fluidité extatique qu’une Ronzi de Begnis ou l’insurpassable Grisi sauraient prêter aux épanchements amoureux de sa créature. À trop vouloir tirer sur les deux extrémités de cet arc expressif, il rendit l’exécution de Roberto Devereux terriblement ardue, y compris pour les plus aguerries de nos divas. Maria Callas, dont le soprano sfogato, mis au service d’Anna Bolena en 1957, avait initié la « Donizetti Renaissance », n’eut pas l’occasion de s’y mesurer, laissant ce soin à la très éclectique Leyla Gencer, lors de la redécouverte de l’opéra, en 1964, sur les lieux de sa création.