Jusqu’au 30 décembre (et le 18 en direct sur Mezzo et Mezzo Live HD), la Monnaie accueille une nouvelle production du chef-d’œuvre de Mozart, signée Krzysztof Warlikowski. Le génial metteur en scène polonais, qui a déjà proposé à Bruxelles d’inoubliables lectures de Médée, Macbeth et Lulu, peut à nouveau compter sur une exceptionnelle équipe de chanteurs-acteurs, emmenée par le Don Giovanni de Jean-Sébastien Bou et la Donna Anna de Barbara Hannigan, sous la direction musicale de Ludovic Morlot. Opéra Magazine a eu l’opportunité de suivre plusieurs répétitions… Reportage en forme de « making of ».
D’emblée, cette vérité – cinématographique, peut-être, mais bien au-delà du réalisme – qui transpire du « théâtre écorché » de Krzysztof Warlikowski. Dans cet embryon de décor – quelques meubles et éléments provisoires – ne donnant qu’une vague idée de ce que sera la scénographie conçue par Malgorzata Szczesniak, les personnages se détachent avec une netteté fulgurante. Introduit avec discrétion dans la Salle Malibran, vaste espace de répétition situé au dernier étage du bâtiment des Ateliers de la Monnaie, le regard extérieur ne peut qu’être saisi par une forme d’aboutissement. D’aucuns pourraient s’en satisfaire, tant ce qui se joue ici et maintenant paraît déjà intense, et en rupture avec l’ordinaire de l’opéra.
Ce 24 octobre, le travail sur Don Giovanni n’en est pourtant, si l’on ose dire, qu’à la phase des préliminaires. « Après dix jours, je ne suis nulle part, confirme en effet le metteur en scène. J’ai à peu près pénétré dans le premier acte, mais le second est encore devant moi. Il s’agit d’une lecture que nous faisons ensemble, pour prendre la mesure du terrain sur lequel nous allons évoluer. Lors de mes premières expériences à l’opéra, je parlais aux chanteurs pendant trois jours. Je sais maintenant qu’ils n’ont pas cette forme d’attention. Je leur expose donc une vision très générale, sans entrer dans les détails, pour qu’ils sachent dans quel univers nous sommes, et quel genre de vérité nous cherchons. Après une période de « grincements » avec la musique, nos imaginations se mettent à travailler ensemble, les unes pour les autres. Cela se produit au moment où les chanteurs commencent à être libres, à faire des propositions, et à agir selon leurs propres impulsions. »
Comme celle qui le soulève soudain de sa chaise, et le projette sur le plateau : sa frêle silhouette, dont les traits creusés évoquent un mélange indéfinissable entre Arthur Rimbaud, Yves Saint Laurent et Mick Jagger, est mue par une énergie qui n’est pas loin de le transfigurer. D’une voix au timbre voilé, dont il est difficile, à quelques mètres de distance, de percevoir mieux que des bribes, Warlikowski traduit les mots de Da Ponte dans une langue contemporaine, disséquant jusqu’à la moindre inflexion psychologique du texte. Surtout, il montre chaque geste, chaque expression, au point de donner l’impression qu’il incarne plusieurs personnages à la fois, comme s’il les contenait tous. « Je joue, parce que ce n’est pas avec la parole que je vais arriver à mener les chanteurs dans une direction plus concrète, et à leur donner les moyens d’être modernes. »
SE LIVRER SOI-MÊME
Confronté au corps chantant – cette mécanique à la fois complexe et fragile, à laquelle tant de metteurs en scène issus du théâtre se sont heurtés comme à un obstacle insurmontable –, Warlikowski ne recule pas. Et sans doute est-ce pour cette raison que la plupart des interprètes se livrent à lui comme à aucun autre – Dmitri Tcherniakov excepté. « Il est tellement génial, tellement rapide qu’on aurait envie de l’être autant que lui », s’enthousiasme Jean-Sébastien Bou, son Don Giovanni. « Même quand il cherche sur le plateau, tout est juste, alors qu’il ne s’agit que de propositions. J’étais un peu impressionné au début, avant de me rendre compte qu’il fallait être patient. Car, en réalité, il nous observe, non pas en tant qu’acteurs, mais tels que nous sommes dans la vie. Et il se sert de ce qu’il voit. C’est pourquoi nous ne devons pas essayer de l’imiter, mais de comprendre ce qu’il fait, pour nous l’approprier. Le plus difficile, peut-être, est de s’abandonner, au point de ne même pas sentir que cela commence à venir. Comme si nous nous imprégnions de nos personnages presque malgré nous. »
À l’instar de ses partenaires, le baryton français est arrivé vierge de son rôle. « Pour être tout à fait franc, je l’avais déjà interprété quand j’étais jeune, mais dans des conditions beaucoup plus modestes, et sans avoir la maturité nécessaire pour me rendre compte de ce qu’il représentait. Je me sens donc absolument vierge, surtout avec un metteur en scène comme Krzysztof Warlikowski. Bien sûr, j’ai vu et entendu Don Giovanni un nombre incalculable de fois. Il me faut donc me débarrasser de tous les clichés que je serais susceptible de reproduire malgré moi. À l’opéra, nous restons le plus souvent collés au livret, plutôt qu’au sens et à l’intelligence du texte, l’habitude devenant, à partir de là, une seconde nature. Ici, tout est propice à la spontanéité, et j’arrive à me surprendre moi-même. C’est pourquoi il faut s’abandonner. »
Quel autre chemin emprunter, d’ailleurs, pour entrer pleinement dans la peau et la tête du « dissoluto », cet envers de l’éternel féminin déjà embrassé par Warlikowski à travers les figures de Médée et Lulu ? « Pourquoi ce besoin de passer d’une femme à l’autre, non pas tant dans l’intrigue elle-même que sur le plan du mythe ? », s’interroge le metteur en scène. « Je ne voulais pas adopter un point de vue machiste. Au XXIe siècle, Don Giovanni m’apparaît comme un double de Brandon, le personnage incarné par Michael Fassbender dans Shame, le film de Steve McQueen. Quelqu’un qui éprouve une peur existentielle parce qu’il est incapable de faire l’amour à une femme dont il se sent proche, et ne retrouve son potentiel que face à une prostituée. Victime de son addiction, il ne ressent plus que de la douleur. C’est Mozart, c’est Da Ponte, qui finira par émigrer aux États-Unis pour échapper à une véritable traque, c’est aussi Casanova, qui aurait participé à l’écriture du livret et a, en tout cas, assisté à une représentation de l’opéra. Il ne manque plus que Sade pour compléter le quatuor ! Évidemment, il me faut savoir au départ de quoi je parle, en quoi consiste cette existence. Alors, je pense à ma propre expérience. »