2013-2014 est une saison importante dans l’histoire de l’opéra à Amsterdam. Le DNO (De Nederlandse Opera) fête le 50e anniversaire de sa naissance et devient le « Nationale Opera & Ballet ».

Parallèlement, Pierre Audi fête ses 25 ans au poste de directeur artistique de la compagnie, dont il a fait l’un des théâtres lyriques européens les plus respectés du moment, entre autres en ménageant un habile équilibre entre tradition et modernité.

92_encouliesse_-_De_Nederlandse_OperaFondateur de l’Almeida Theatre de Londres, en 1979, quels étaient vos rapports avec le monde de l’opéra quand vous avez été nommé, en 1988, directeur artistique du DNO (De Nederlandse Opera) ?
J’avais monté des ouvrages contemporains, mais j’étais avide d’opéra depuis l’adolescence. Je connaissais donc très bien le répertoire et le monde de l’art lyrique, sans pour autant penser y faire carrière. Lorsque le poste m’a été proposé, je n’ai pas vraiment eu le temps de digérer de quoi il s’agissait. Le coup de cœur a été réciproque, notamment avec Truze Lodder, l’administratrice du DNO, avec qui j’ai formé un duo pendant vingt-cinq ans. J’étais pourtant un outsider absolu ! Mais la scène lyrique internationale de l’époque était très différente de ce qu’elle est devenue aujourd’hui, et sans doute était-ce le bon moment. J’ai essayé de sortir des sentiers battus, et nous avons finalement réussi à construire un profil singulier pour Amsterdam. Au début, je n’avais pas l’intention de faire moi-même des mises en scène. Mais un déclic s’est produit entre le lieu – le tout nouveau Muziektheater –, la façon de l’utiliser, et moi. Sur cette base, et dans un rapport de complémentarité avec des approches moins inhabituelles, j’ai monté un cycle Monteverdi très intime dans ce grand espace, puis un Ring avec l’orchestre qui se déplace, et le public sur scène. Cette formule a été adoptée, donnant de l’élan à la politique que j’ai développée.

L’Almeida était synonyme d’avant-garde, et donc d’un projet tourné vers l’avenir…
Le rapport avec le public y est différent ; à Lübeck, par exemple, nous recevions 180 000 spectateurs par saison, avec une subvention à peu près égale à celle qui m’est allouée à Nice.

Pourquoi, aujourd’hui, ce retour en France, et pourquoi à l’Opéra de Nice-Côte d’Azur ?
La musique contemporaine fait structurellement partie de mon univers. Il m’est donc impossible d’établir une programmation, dans laquelle elle n’aurait pas sa place. À Amsterdam, nous avons donné les premières mondiales de La Vie avec un idiot d’Alfred Schnittke (1992), sous la direction musicale de Mstislav Rostropovitch, de Cœur de chien d’Alexander Raskatov (2010), dans une mise en scène de Simon McBurney, et d’Orest de Manfred Trojahn (2011), spectacle élu « création de l’année » par le magazine Opernwelt. En 2015-2016, Kaija Saariaho et Peter Sellars présenteront un nouvel opéra. J’ai aussi commandé beaucoup d’œuvres à des compositeurs néerlandais, dont quatre à Louis Andriessen, qui en écrit un cinquième pour l’année du jubilé du DNO. Une de nos réalisations les plus extraordinaires reste Rêves d’un Marco Polo, l’« opéra fleuve » de Claude Vivier (2004). Durant mes quinze premières années ici, nous avons eu le grand avantage d’avoir un taux d’abonnements très élevé, ce qui nous a permis de reprendre des ouvrages contemporains, justement parce que la salle était pleine pratiquement tout le temps. Aujourd’hui, nos spectateurs prennent des abonnements plus petits, attendent les critiques… Il s’agit d’un phénomène européen, qui nous pousse à faire des ajustements, par exemple en donnant, en décembre, un titre comme La Bohème plutôt que Peter Grimes. Cette question des abonnements est certes due à la crise économique, mais elle traduit aussi un vieillissement du public. Nous devons activement chercher à le renouveler en encourageant la jeunesse à venir à l’opéra, qui ne doit pas être traité comme un art démodé.

Cela passe-t-il par l’évolution des esthétiques scéniques ?
Je m’efforce de suivre le flot des choses. Nous avons commencé avec une série de très belles productions de Willy Decker, qui était alors dans sa meilleure période. Il faut prendre en considération qu’avant lui, c’est Harry Kupfer qui était synonyme de théâtre musical contemporain. J’ai développé une esthétique originale avec Klaus Michael Grüber, qui a signé avec Gilles Aillaud le fameux Parsifal de ma première saison au DNO, en 1988-1989. Il s’agissait d’une façon complètement différente de faire de l’opéra, très poétique, moins expressionniste. Nous avons également présenté Moses und Aron avec Peter Stein, en 1995, et j’ai beaucoup collaboré avec des artistes comme Georg Baselitz et Yannis Kounellis. Ce n’est que plus tard que j’ai fait appel à d’autres metteurs en scène. À présent, j’introduis chaque saison de nouveaux noms, comme Barrie Kosky, qui a monté l’Armide de Gluck, cet automne, et Andrea Breth, qui vient de faire ses débuts au DNO, avec Le Joueur de Prokofiev. J’essaie néanmoins d’éviter la déconstruction totale des œuvres. Non que je n’aime pas voir, de temps en temps, des mises en scène virtuoses de Krzysztof Warlikowski, mais je préfère faire des choix qui restent dans une logique dramaturgique, où le changement est possible. Nous avons monté, sous la direction musicale de Nikolaus Harnoncourt, un cycle Mozart/Da Ponte très chic et très sage, avec différents réalisateurs. Pour la deuxième production de la trilogie, j’ai pris un risque en demandant à Sergio Morabito et Jossi Wieler de proposer leur vision, car j’étais convaincu de la nécessité d’aller plus loin. De la même façon, le prochain Ring du DNO, qui n’est certes pas pour bientôt, sera moins narratif que le mien… Mais on ne peut pas faire les pieds au mur, la première fois ; il faut présenter l’œuvre au public.

Êtes-vous plutôt à l’écoute des désirs des artistes, jusqu’à leur donner carte blanche, ou leur faites-vous des propositions ciblées ?
C’est Andrea Breth qui a choisi Le Joueur ; Prokofiev s’étant inspiré de Dostoïevski, c’est une pièce formidable pour une réalisatrice venue du théâtre parlé… À l’inverse, j’ai mis plus de vingt ans à convaincre Simon McBurney, avec qui j’étais à l’université, d’aborder l’opéra. Finalement, j’ai trouvé le sujet, Cœur de chien de Boulgakov, et le compositeur, Alexander Raskatov. Il n’a jamais dit oui, je l’ai mis dans la brochure, et il a été forcé de faire la mise en scène ! Sur cette lancée, je l’ai convaincu de monter Die Zauberflöte. Je ne crois pas aux commandes d’un directeur d’opéra : elles produisent des ouvrages d’un ennui mortel, qui croupissent sur des étagères. Seules fonctionnent les œuvres que les musiciens, eux-mêmes, éprouvent la nécessité d’écrire. Quand on sent ce désir, on va vers eux, et on encourage le projet, qui doit découler de leur énergie et de leur vision.

Parmi les spécificités du DNO, l’absence d’orchestre permanent, qui vous permet d’avoir dans la fosse, en alternance, les meilleures formations du pays…
Sur les quatre chefs principaux qui se sont succédé en vingt-cinq ans – Hartmut Haenchen, Edo de Waart, Ingo Metzmacher et Marc Albrecht –, seuls le premier et le dernier ont cumulé les postes de directeur musical du Nederlandse Opera (DNO) et du Nederlands Philharmonisch Orkest (NedPhO), qui joue la majorité de nos productions. L’entente entre le NedPhO et Hartmut Haenchen a été le secret du succès du Ring, qu’il dirige encore cette saison. Depuis son arrivée, Marc Albrecht a magnifiquement perpétué cette tradition, avec Fidelio, Die Zauberflöte, Die Meistersinger von Nürnberg, Der Schatzgräber de Schreker et Orest de Trojahn, mais aussi Le Joueur de Prokofiev, avec l’Orchestre de la Résidence de La Haye (Het Residentie Orkest). La phalange du Concertgebouw se produit une fois par an dans la fosse, ce qui m’a permis de faire sept opéras avec Riccardo Chailly. Quant au Philharmonique de Rotterdam (Rotterdams Philharmonisch Orkest), il a récemment joué Turandot, L’Affaire Makropoulos et Don Carlo, sous la baguette de Yannick Nézet-Séguin, mais aussi Der Rosenkavalier, avec Simon Rattle – autant de chefs qui, autrement, ne seraient pas venus.

Le DNO a-t-il été victime des coupes budgétaires drastiques, qui ont affecté la vie culturelle néerlandaise ?

Le Ballet et l’Opéra, qui ont fusionné l’année dernière et dont la nouvelle entité sera lancée le 17 février prochain, sous le nom de « Nationale Opera & Ballet », n’ont subi qu’une coupe de 5 % et ont donc été respectés – avec une baisse de 30 %, la compagnie aurait disparu ! Notre situation est relativement stable, mais nous avons besoin, comme beaucoup d’institutions, d’une plus grande part de mécénat, qui est actuellement minime. Ainsi, nous dépendons entièrement de la subvention de l’État, qui nous suit et nous soutient.

 

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