Les 3 et 6 août, le ténor mexicain est l’une des vedettes de la nouvelle production du chef-d’œuvre de Verdi, qui conclut l’édition 2013 des Chorégies. Parti de Rossini et Donizetti, il s’est aventuré avec prudence dans un répertoire de plus en plus lourd, avec un succès jamais démenti.

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Trente ans après vos débuts professionnels, et malgré l’élargissement de votre répertoire, votre voix a conservé sa clarté et sa souplesse. Quel est votre secret ?
Un chanteur doit connaître non seulement ses capacités, mais aussi ses limites. S’il essaie de rejouer la fable de La Grenouille qui veut se faire aussi grosse que le Bœuf, il forcera sa voix, avec les dégâts que cela peut impliquer ! J’ai laissé à mon instrument le temps de mûrir. Voilà mon secret, pour peu que cela en soit un.

Le programme de votre dernier récital discographique (1) comprend des rôles que vous chantez régulièrement, mais aussi des airs d’opéras ne figurant pas encore à votre répertoire…
Depuis plusieurs années, les producteurs me semblent obsédés par les disques thématiques ! J’en ai enregistré par le passé, d’abord avec Rossini et Donizetti, puis avec Verdi. Cette fois, j’ai tenu à présenter différentes facettes de mon répertoire, à la fois avec des rôles qui me sont familiers et d’autres que je vais bientôt aborder, comme Mario Cavaradossi. Pour ce qui est de « Nessun ­dorma », tout le monde le chante depuis que Pavarotti en a fait un « tube » ; je l’ai inscrit au programme de ce récital pour tenter d’en donner une interprétation moins héroïque que romantique. Je ne prétends pas posséder une voix dramatique, et je n’envisage en aucune manière d’aborder Calaf à la scène !

Pensiez-vous, à l’époque où Rossini et Donizetti constituaient la base de votre répertoire, que vous iriez aussi loin que Don Carlo et Mario Cavaradossi ?
En 1990, j’ai rencontré Rodolfo Celletti, le célèbre musicologue et critique italien, qui a été mon professeur pendant quelques années. « Tu chantes comme un ténor léger, me disait-il, mais tu n’en es pas un – ce qui, de toute façon, vaut mieux que l’inverse. Si tu commences à couvrir les sons à partir du fa dièse, ton instrument va évoluer petit à petit et gagner de l’espace. J’entends Don Carlo et Mario Cavaradossi dans ta voix, mais je ne serai plus là pour les écouter… » À chaque fois que je chante Don Carlo, la prophétie du maestro Celletti me revient en mémoire ! Cavaradossi est un rôle lourd, mais bref ; de ce fait, c’est une bonne entrée en matière dans un répertoire plus tardif. Je reste un ténor lyrique, mais l’âge et l’expérience me permettent de m’aventurer dans cette direction. D’autant que l’opéra protoromantique exige une autre apparence physique que la mienne… À l’époque d’Alfredo Kraus, cette question ne se posait pas, et il a pu conserver le même répertoire jusqu’à sa mort. Aujourd’hui, les chanteurs ne sont plus jugés uniquement sur des critères vocaux et, par bonheur, j’ai la possibilité de passer progressivement à autre chose.

Dans les années 1980, Luciano Pavarotti était encore au faîte de ses moyens, Placido Domingo semblait n’avoir peur de rien… Trente ans plus tard, le premier nous a quittés, le second est devenu baryton, et surtout, la plupart des ténors ayant débuté en même temps que vous ne chantent plus. Vous faites presque figure de rescapé !
En effet, avec mes collègues Roberto Alagna et Marcello Giordani, je pourrais jouer dans Le Dernier des Mohicans ! Pourquoi ? Parce que la plupart des ténors apparus en même temps que moi ont abordé, sans doute trop tôt, le répertoire que je chante aujourd’hui. L’important n’est pas d’arriver le premier, mais dans les meilleures conditions… Non que les jeunes chanteurs n’aient pas les moyens physiques ou techniques pour affronter les dangers de la carrière, mais parce que les directeurs, les agents et les maisons de disques ne sont plus assez patients. Aujourd’hui, tout arrive dix ans trop tôt. Lorsque les « Trois Ténors » se sont réunis pour la première fois, en 1990, Luciano avait 55 ans, Placido 50, et José Carreras à peine moins !

Vous ne faites pas plus d’une prise de rôle par saison. Est-ce un choix délibéré ?
À mes débuts, je chantais cinq à six nouveaux rôles par an. J’étais une véritable « machine à apprendre », surtout ces opéras de Rossini dans lesquels tout le monde voulait m’engager ! Une période difficile, mais d’autant plus stimulante que cette musique était parfaitement adaptée à mes moyens. Aujourd’hui, la base de mon répertoire s’étend à une soixantaine d’emplois. Ernani, que j’aborderai, l’année prochaine, à l’Opéra de Monte-Carlo, constitue un nouveau pas en avant vers le spinto. Mais je reste prudent, car la voie que j’emprunte est sans retour, et je tiens à continuer à chanter de manière lyrique. Pavarotti m’avait conseillé de garder le Duc de Mantoue à mon répertoire, le plus longtemps possible, tel un test pour la flexibilité de l’instrument, qui plus est dans une tessiture très haute.

Récemment, vous avez chanté Giasone dans la rare Medea in Corinto de Mayr…
Cet opéra est une magnifique combinaison de styles, avec des airs de bravoure particulièrement intéressants. J’ai encore une bonne colorature, et ce type d’ouvrage me permet de la cultiver… Après tout, j’ai tout mon temps pour chanter Tosca – enfin, pas tant que cela ! En réalité, Cavaradossi fait partie de ces rôles qu’il faut aborder au bon moment, ni trop tôt, ni trop tard. Je vais donc m’y atteler, ces deux prochaines années, mais soyez sûr que j’y renoncerai, si je ne me sens pas totalement à l’aise !

À Orange, vous allez chanter Riccardo/Gustavo III dans Un ballo in maschera, qui requiert une voix tour à tour agile, lyrique et dramatique…

Mais l’écriture vocale d’Amelia est peut-être encore plus difficile ! La partie de ténor n’en est pas moins consistante, encore belcantiste dans « È scherzo od è follia », et presque wagnérienne dans le duo d’amour. Sauf qu’à l’époque de Verdi, les orchestres n’étaient pas aussi imposants, les instruments étaient moins brillants, et le diapason plus bas. Dans les conditions d’aujourd’hui, les chanteurs n’ont plus rien à envier aux sportifs de haut niveau ! Riccardo/Gustavo est un rôle magnifique, qui montre toute l’étendue des possibilités de la voix de ténor. Et comme dans tout bon opéra romantique, le héros doit payer ses erreurs de sa vie…

Est-ce un défi particulier de chanter en plein air ?
Ce n’est pas toujours facile mais, en même temps, il est très stimulant de toucher un nouveau public dans un cadre différent, et peut-être de l’inciter à revenir à l’opéra. Sans doute le plein air permet-il moins de nuances qu’une petite salle, mais j’ai déjà chanté aux Arènes de Vérone, ainsi qu’à Orange, dans le Requiem de Verdi, voici de nombreuses années. Si le vent ne se met pas de la partie, l’acoustique de ces lieux peut s’avérer bien meilleure que celle de certains théâtres fermés !

Vous travaillez aussi bien avec des metteurs en scène traditionnels, comme Franco Zeffirelli ou Hugo de Ana, qu’avec ces fers de lance du « Regietheater » que sont Hans Neuenfels et Peter Konwitschny…
J’aime bien passer de l’un à l’autre. En revanche, je déteste que l’intrigue des opéras soit modifiée. J’aurais dû faire, à Munich, un Rigoletto façon Planète des singes. C’était aussi extrême que ridicule (le Duc était un chimpanzé !), et j’ai quitté la production. Personne ne nous oblige à accepter une « relecture » mais, si elle est cohérente et ne dénature pas la musique, nous n’avons aucune raison de nous y opposer. D’autant que certaines productions traditionnelles peuvent être très ennuyeuses… Il en va de même avec les chefs d’orchestre : ils ne sont pas là pour suivre les chanteurs, mais pour créer une cohésion entre les membres de la distribution. J’ai assisté à tellement de représentations, y compris dans les plus grands Opéras du monde, où chacun chantait à sa manière, sans se soucier du style de la partition, ni de ses partenaires ! Un nom me vient à l’esprit, celui de Giuseppe Sinopoli, un très grand chef. Ses interprétations ne faisaient certes pas l’unanimité, mais se basaient toujours sur des idées fortes et personnelles.

Comment parvenez-vous à vous renouveler dans des rôles que vous chantez régulièrement, et parfois depuis plus de vingt ans ?
Rodolfo Celletti disait que la routine était le pire ennemi de la voix, de la carrière et du théâtre. J’apprends beaucoup en allant écouter mes collègues, même sur un rôle comme Rodolfo de La Bohème, qui ne devrait plus avoir aucun secret pour moi. En effet, il faut sans cesse trouver le moyen de dire la même chose d’une façon nouvelle. Nous sommes des interprètes, pas des créateurs, mais, au sein de cette « prison » que constituent l’intrigue et la musique, nous devons nous sentir libres.

Où avez-vous trouvé la force de continuer à chanter, après la tragédie de la maladie et de la disparition de votre fils aîné, en 2000 ?
Eduardo aimait beaucoup Werther, et son visage s’illuminait dès qu’il entendait la harpe avant « Toute mon âme est là ». Je n’ai pas pu chanter cet opéra pendant des années, car cela me faisait trop peur. Ce genre d’épreuve nous fait prendre conscience de la fragilité de la condition humaine. Désormais, je n’ai plus d’inquiétudes quant à ma carrière, et je dois profiter de cette chance que la vie m’a offerte – et qu’elle a refusée à mon fils. Ma femme et moi avons créé l’« Eduardo Vargas Memorial Fund » pour apporter notre soutien aux familles vivant la même tragédie que nous, mais n’ayant pas les mêmes capacités d’action. Nous essayons d’aider les autres dans la limite de nos possibilités, et cela nous rend plus forts.

(1) Opera Arias chez Capriccio (voir O. M. n° 85 p. 79 de juin 2013).

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